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Une discipline aux frontières en débats (1999-2008)

Cette dernière décennie est bien sûr marquée par le changement qu’induit la décision de Jean-Luc Parodi de quitter, à la suite du Congrès de Rennes (28 septembre-1er octobre 1999), le Secrétariat général de l’Association Française de Science Politique. Le retrait relatif1 de celui qui incarna l’Association pendant près de vingt ans conduit à un renouvellement des responsables administratifs de l’AFSP : Pierre Muller accepte alors de prendre le relais de J.-L. Parodi et , avec le soutien de Jean-Louis Quermonne (qui préside l’AFSP jusqu’en septembre 2000) puis de Jean Leca (qui préside l’AFSP jusqu’en septembre 2005 où il est remplacé à ce poste par Nonna Mayer), il assume la lourde tâche de poursuivre l’animation académique et scientifique d’une discipline marquée, plus que jamais, par de nombreux débats tant paradigmatiques que professionnels2.
congres_toulouseC’est probablement les considérations professionnelles (et notamment celles relatives aux débouchés académiques et non académiques de la science politique) qui vont conduire aux inflexions que connaît alors le répertoire d’action scientifique de l’AFSP. Si tout au long de son histoire, l’association a su être un lieu de réflexivité pour la discipline (rappelons à tire d’exemple les journées d’études du 8 mars 1969, du 19 juin 1980, du 7 juin 1986), elle entend désormais jouer, en partenariat avec les autres associations de la discipline (l’AECSP relancée en 1994 à l’initiative notamment de Pierre Favre, l’ANCMSP née en 1996) et les instances paritaires de la profession (section 04 du CNU, section 40 du CNRS), un rôle croissant dans la défense des intérêts professionnels des politistes. De ce point de vue, l’initiative la plus marquante est probablement la décision du Conseil d’administration de l’AFSP d’organiser un Salon des thèses ((L’organisation de cette manifestation, ouverte aux autres associations de la discipline (AECSP, ANCMSP), repose sur le travail commun de Pierre Muller, Nonna Mayer et Michel Offerlé. Au départ, alternativement organisé dans les locaux de la FNSP ou de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, le Salon est désormais organisé en partenariat avec les principaux établissements universitaires parisiens disposant d’une présence significative de la discipline (Université Paris-Dauphine en 2008, ENS-Ulm en 2009…).)) annuel, dont la première édition aura lieu à Paris le 9 novembre 2001, qui se donne un double objectif : faire un état des lieux des thématiques savantes privilégiées par une recherche doctorale en science politique de plus en plus féconde et sensibiliser les doctorant(e)s et les docteur(e)s aux débouchés extra-académiques du doctorat en science politique. Si cette question est aujourd’hui cruciale compte tenu de la faiblesse préoccupante des recrutements de chercheurs ou d’enseignants-chercheurs dans le secteur des SHS, elle traduit à l’époque une évolution culturelle importante dans une discipline qui peine encore à penser son utilité sociale en dehors du milieu académique. Cette inquiétude croissante à l’égard des débouchés d’une discipline dont l’implantation universitaire s’est renforcée sur le territoire, notamment avec le développement de pôles régionaux de plus en plus nombreux et forts3, se traduit aussi par l’organisation régulière durant cette décennie d’Assises de la science politique (14 mai 20045 avril 2007) qui visent ponctuellement à proposer à la communauté française des politistes un espace de débat et d’engagement en faveur de la défense et du développement de la discipline4. Avec la multiplication des fronts disciplinaires (transparence des recrutements universitaires, devenir du CNRS, transformation des modes de financements de la recherche publique, autonomie des Universités…), l’Association prendra l’initiative à l’automne 2005 de créer sur son site web (mis en ligne au début de la décennie) l’Observatoire des Métiers Académiques de la Science Politique (OMASP) qui entend favoriser la diffusion la plus large des informations relatives aux transformations des métiers académiques de la discipline. Cette offre professionnalisante sera complétée, en octobre 2006, par le lancement d’un second dispositif interactif : l’Observatoire des Financements de la Recherche en Science Politique (OFIRSP).

Sur le plan scientifique, l’AFSP poursuit un travail d’animation dont on ne prétendra pas faire ici le résumé compte tenu à la fois de la densité des activités désormais proposées (près d’une trentaine en moyenne annuelle) que du fait que la présentation de ces activités est largement disponible sur la toile (site de l’AFSP et de ses Congrès nationaux). Observons toutefois quelques inflexions nouvelles. L’historien qui se penchera sur cette décennie retiendra tout d’abord probablement l’importance désormais cruciale que représentent les Congrès nationaux de l’AFSP tout au long de cette décennie (Rennes 1999 ; Lille, 2002 ; Lyon, 2005 ; Toulouse, 2007). Devenu bi-annuel à la suite du Congrès de Lyon, adaptant leur formule (avec notamment l’émergence des Ateliers ouverts aux membres les plus jeunes de l’AFSP en 1999 ou des Modules des sections ou groupes de travail de l’AFSP en 2007), s’ouvrant de plus en plus aux associations disciplinaires étrangères et aux échanges internationaux5, les Congrès confirment qu’ils sont des rendez-vous devenus incontournables de la discipline en France dont l’audience n’a cessé d’augmenter depuis le début de la décennie.

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Une deuxième remarque concerne l’institutionnalisation renforcée et le rôle croissant des Sections d’études et des Groupes de travail de l’association tout au long de la décennie. De plus en plus nombreux (on en compte aujourd’hui douze), proposant une série d’activités régulières et diversifiées (séminaires d’actualité bibliographique, journées d’études, ateliers méthodologiques, colloques…) qui représentent désormais 70 % des activités régulières de l’association, ces réseaux thématiques portent tant sur des objets canoniques de la discipline (élections, partis politiques, Parlements et élites parlementaires, politiques publiques, local et politique, relations internationales) que sur des objets longtemps délaissés en France (questions européennes, analyse des mouvements sociaux et des nouvelles formes de militantisme, genre et politique, économie financière des activités politiques, administrations comparées). À ce titre, les réseaux thématiques ont contribué notablement à diversifier l’offre scientifique de la discipline et à rapprocher cette dernière des standards internationaux. Ils visent aussi à proposer des réflexions transversales aux forts contenus méthodologiques voire épistémologiques qui permettent de comprendre la « fabrique interdisciplinaire »6 à l’œuvre dans de nombreux travaux contemporains de sciences sociales du politique7. Cette diversification des thèmes proposés confirme largement la tendance – parfois excessive – , déjà présente lors de la décennie précédente, à une fragmentation de la discipline en une série de spécialités ayant le plus souvent leurs références fondatrices et leurs réseaux de vulgarisation scientifique spécifiques8. De manière récurrente, le Conseil d’administration de l’AFSP entend favoriser le dépassement de ces frontières internes à la discipline pour favoriser le dialogue entre ses Sections et Groupes de travail.

Une dernière constatation confirme le resserrement des « problématiques » de la discipline (pour reprendre la formule de Pierre Favre lors de la Journée du 19 juin 1980). Tout au long de cette dernière décennie, les activités scientifiques proposées par l’AFSP à ses membres, en période routinière ou lors de ces Congrès nationaux, dessinent un tableau de la discipline bien différent de celui imaginé, certes de manière assez impressionniste, à l’origine par les pères fondateurs de l’association. De ce tableau de la discipline, on retiendra en forme de bilan quatre grandes transformations :

  • Le déclin de quelques-unes des composantes traditionnelles de la discipline comme la philosophie politique et la théorie politique (même si de nouvelles expériences tentent de relancer ce champ d’études9) ou l’étude des institutions politiques orientée vers le droit constitutionnel pourtant encore très présente lors des deux décennies précédentes ;
  • L’importance prise par la sociologie politique (entendue ici comme l’analyse à dominante sociologique des phénomènes politiques) et les politiques publiques. Ces deux secteurs sont devenus les bases de la formation « normale » en science politique en France et sont désormais largement constitutifs de l’identité scientifique de l’AFSP et de la discipline. Ces deux sous-disciplines sont elles-mêmes traversées de nombreux débats théoriques sur les modes d’approche et les systèmes explicatifs et présentent une diversité notable ;
  • La faiblesse structurelle de sous-champs comme les études européennes10 et plus encore les relations internationales même si la tendance est à un renforcement rapide de ces secteurs ;
  • Le renforcement d’une sous-discipline nouvelle, la sociologie historique du politique, qui traduit une proximité intellectuelle réelle et originale dans le paysage international entre l’histoire et la science politique11.

Évolution des « problématiques » de la discipline qui laisse bien sûr entière la question des transformations à venir de la discipline et conséquemment celles de l’AFSP. Si dans les années fondatrices de l’Association, l’affirmation d’un savoir disciplinaire encore à inventer impose le singulier de la distinction (« la science politique »), soixante plus tard, « la discipline » tente toujours de concilier unité et diversité, spécificité et ouverture disciplinaires. Un pari quotidien qui méritait bien un petit détour par le passé.

 

Notice historique rédigée par Yves Déloye


Notes


  1. J.-L. Parodi reste membre du Conseil d’administration de l’AFSP et directeur du Comité de rédaction de la Revue française de science politique, poste qu’il quitte à la fin de l’année 2008. Quelque temps après le Congrès de Rennes, la RFSP publie un « Document pour servir à l’histoire de l’Association française de science politique (1949-1999) » rédigé par J.-L. Parodi, avec l’aide de Catherine Honnorat, alors responsable administrative de l’Association qui synthétise l’histoire des cinquante premières années de l’AFSP. 

  2. Pierre Muller sera remplacé en juillet 2003 par Yves Déloye, alors professeur des Universités à l’IEP de Strasbourg et membre de l’IUF. 

  3. Sur cette transformation académique, qu’on nous permette de renvoyer à Y. Déloye & L. Blondiaux, « The State of Political Science in France », in H. D. Klingemann ed., The State of the Political Science in Western Europe, Munich, Verlag Barbara Budrich, 2007, p. 137-162 et Y. Déloye & N. Mayer, « French Political Science at a Turning Point », French Politics, 6, 2008, p. 280-301. 

  4. La première édition des Assises de la Science politique avait été organisée en septembre 2000 à l’initiative de l’AECSP, en partenariat avec l’ANCMSP et avec le soutien de la Direction à l’enseignement supérieur du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. À partir de la 2ème édition (14 mai 2004), l’AFSP jouera un rôle moteur dans l’organisation de ces rencontres en partenariat avec les deux associations de la discipline. 

  5. Cette ouverture se traduit notamment par l’invitation de l’Association Suisse de Science Politique (ASSP) en 2005 au Congrès de Lyon, de l’Association Américaine de Science Politique (APSA) au Congrès de Toulouse en 2007. Cette internationalisation se traduit aussi par la création d’une nouvelle formule : celle du Congrès international des associations francophones de la discipline (dit aussi C4P : Congrès des quatre pays fondateurs : Belgique, France, Suisse et Québec) dont la première édition aura lieu à l’Université de Lausanne (UNIL) les 18 et 19 novembre 2005. La deuxième édition est organisée par la SQSP à l’Université de Laval du 25 au 26 mai 2007. La 3ème édition de cette rencontre internationale ouverte à l’ensemble de la francophonie aura lieu à Grenoble en association avec le 10ème Congrès national de l’AFSP du 7 au 9 septembre 2009. 

  6. Pour reprendre le titre d’un livre collectif, dirigé par Michel Offerlé et Henry Rousso, issu des Journées d’études des 4-6 mars 2004 consacrées aux échanges disciplinaires entre histoire et science politique (La fabrique interdisciplinaire. Histoire et science politique, Rennes, PUR, 2008). 

  7. Que l’on songe ici à la création en 2006 du groupe MOD (Méthodes, Observations & Données) et du GRHISPO (Groupe Histoire / Science politique) ou, encore la même année, la transformation du Groupe de politique comparée en Groupe de recherches en sociologie comparée du politique GRESCOP). 

  8. La vitalité de la recherche française en science politique ainsi que sa dimension souvent transdisciplinaire est particulièrement nette si l’on s’intéresse aux transformations récentes du paysage des revues de science politique de langue française. Depuis une dizaine d’année, ce paysage s’est tout d’abord fortement diversifié. Si les revues fondatrices de la discipline (la Revue Française de Science Politique et à un moindre niveau Pouvoirs) restent les revues généralistes les plus diffusées notamment en bibliothèques, elles sont désormais concurrencées par un nombre important de revues thématiques ou interdisciplinaires qui se sont créées récemment ou se sont fortement consolidées (c’est notamment le cas de Politix devenu Politix. Revue des sciences politiques du politique et distribuée par Armand Colin, ou de Cultures & Conflits, sous-titrée désormais Sociologie politique de l’international). Parmi les créations récentes qui illustrent bien les transformations du paysage intellectuel de la discipline, il faut citer par ordre de création : la Revue Internationale de Politique Comparée (fondée en 1994, cette revue francophone est éditée en Belgique et se consacre au développement de la politique comparée), Pôle Sud (fondée en 1994 au sein du CEPEL, cette revue régionale s’est spécialisée dans l’étude des faits politiques en Europe du Sud), Critique Internationale (fondée en 1998 au sein du CERI, cette revue se spécialise dans les questions internationales et les aires culturelles), Raisons politiques (fondée également en 1998, cette revue entend développer les approches de théorie et de philosophie politiques) et plus récemment Politique européenne (fondée en 2000, cette revue est spécialisée dans les études européennes). Ces créations, nombreuses si on rapporte leur nombre à la taille de la communauté des politistes français et à l’état du marché éditorial en sciences sociales, traduisent la spécialisation croissante tant de l’enseignement que de la recherche en science politique dont l’activité de l’AFSP est le reflet. Une enquête récente du CNRS établit que certaines de ces revues connaissent une influence internationale non négligeable, même si elle reste nettement inférieure à celle des revues en langue anglaise. Basée sur un dépouillement bibliométrique ambitieux, l’enquête aboutit au classement suivant concernant la science politique : sur les 42 revues qui concentrent plus de 64 % des citations, 18 sont américaines (53,7 % des citations), 10 françaises (23,5 % des citations), 10 britanniques (17,8 % des citations) et 4 d’autres pays (dont la Belgique pour la RIPC). Au terme de ce classement, l’enquête du CNRS considère que deux revues constituent le premier cercle des revues internationales de « très haut niveau » (rang A) : la Revue Française de Science Politique (861 citations) et Politix (375 citations). Trois autres revues [Pôle Sud (79 citations), la Revue Internationale de Politique Comparée (52 citations), Politique Africaine (35 citations)] appartiennent au groupe des revues internationales influentes (rang B). Sur cette enquête, voir Sciences de l’homme et de la société, 69, mai 2004, numéro spécial « Les revues en sciences humaines et sociales », p. 53-54. 

  9. Les 23 et 24 septembre 2004, l’AFSP proposera toutefois à ses membres un important colloque international, piloté scientifiquement par Lucien Jaume, et consacré aux « Méthodes en histoire de la pensée politique ». 

  10. Pour un bilan des études européennes de langue française et de leurs progrès contemporains, voir Céline Belot, Paul Magnette et Sabine Saurugger, Science politique de l’intégration européenne, Paris, Economica, 2008. 

  11. Voir ici outre l’ouvrage récent mentionné plus haut à la note 7, l’ouvrage plus ancien dirigé par Yves Déloye et Bernard Voutat, Faire de la science politique. Pour une analyse socio-historique du politique, Paris, Belin, 2002. 

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