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La tentation du présentisme (1959-1968)

Avec le décès en 1959 d’André Siegfried, une page de l’histoire de l’Association Française de Science Politique se tourne. Remplacé par Jean-Jacques Chevallier (alors Professeur agrégé à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Paris) qui occupe ce poste jusqu’en juin 1967, l’association continue toutefois à être gérée administrativement par Jean Touchard en charge sans discontinuité de la responsabilité du Secrétariat général de l’AFSP de 1954 à 1970.

pressesLa continuité administrative de ces « années Touchard » n’empêche pas l’association de connaître quelques inflexions importantes dans son mode d’intervention scientifique. A posteriori, son répertoire d’action scientifique semble marqué par deux inflexions majeures. Si lors de la première décennie, l’association met en œuvre un dispositif de publicisation de recherches dont elle est largement le commanditaire1, elle tend désormais de plus en plus à s’appuyer sur un vivier de recherches qui existe en dehors d’elle, notamment du fait du développement des premiers laboratoires français dédiés à la recherche en science politique [création du CERI en 1952, du CEAN en 1958, du CEVIPOF en 1960, puis du CERAT en 19632]. Autre évolution sensible : si les premiers thèmes inscrits à l’agenda scientifique de l’association dans les années qui suivent sa création se rapprochent de « recherches fondamentales » (sur l’étude des organisations partisanes, sur le rôle des croyances économiques sur la vie politique, sur les fondements de la politique étrangère…), les préoccupations valorisées à partir de la fin des années 1950 semblent souvent étroitement associées à l’actualité chaude de la vie politique française ou internationale3.

bordeauxC’est notamment le cas pour les manifestations scientifiques inscrites sur l’agenda scientifique de l’association au cours de la décennie qui nous intéresse ici. En mars 1959, après plusieurs reports explicitement liés aux incertitudes qui accompagnent les décolonisations à l’œuvre à partir de 1958 en Afrique noire, l’association programme une Table ronde sur « L’évolution politique de l’Afrique Noire ». Les conséquences « nationalistes » de ce mouvement de décolonisation font l’objet, sous l’impulsion de Raoul Girardet, d’une manifestation complémentaire ambitieuse sur « L’étude comparative des nationalismes » (25-26 mai 1962) et ce quelques mois après la signature des accords d’Evian et en pleine guerre du Vietnam. La même sensibilité à l’actualité se repère dans plusieurs manifestations relatives à la vie politique française intérieure : Table ronde sur « Le civisme » (2-3 octobre 1959, qui se tient pour la première fois de l’histoire de l’association en dehors de Paris, précisément à Bordeaux à l’invitation de Marcel Merle, alors directeur de l’IEP de Bordeaux) ; Table ronde sur l’existence d’une « tendance à la « dépolitisation » dans les démocraties modernes » (Paris, 18 et 19 novembre 1960) ; Table ronde sur « La personnalisation du pouvoir » (9-11 mars 1962) qui se déroule dans le cadre des entretiens de Dijon à l’initiative de Léo Hamon et d’Albert Mabileau, en pleine « République gaullienne », quelque temps avant la publication du pamphlet que consacre François Mitterrand au Coup d’Etat permanent (Plon, 1964). De manière convergente, la question des élites dirigeantes d’une société française profondément transformée par la naissance de la Vème République à laquelle la Revue Française de Science Politique consacre, dès 1959, une étude fouillée, est au cœur de la Table ronde sur « La classe dirigeante » (Paris, 15-16 novembre 1963, sous la responsabilité scientifique de Raymond Aron avec une hésitation révélatrice sur le singulier ou le pluriel du titre selon la présentation privilégiée). De son côté, la réforme administrative de juin 1964 qui redessine la carte départementale de la région parisienne donne très vite naissance à un projet de Table ronde sur « Paris et sa région » (29-30 avril 1966). Au début du mois de mai 1968, au moment où les premières agitations étudiantes se développent, c’est le thème des « problèmes du communisme dans le monde contemporain » qui est proposé à la sagacité des membres de l’AFSP (3-4 mai 1968). La situation comparée du communisme en France et en Italie avait déjà fait l’objet d’une première Table ronde les 1er et 2 mars 1968. Les événements de mai-juin 1968 font l’objet d’un Colloque dès le 30 novembre 19684. Profitant de l’opportunité que représente la réforme universitaire engagée par Edgar Faure pour mettre fin à l’agitation étudiante, l’AFSP – désormais présidée par François Goguel – met en place une « Commission ad hoc » visant à améliorer la professionnalisation de la discipline en créant un concours autonome d’agrégation de l’enseignement supérieur en science politique.

enrageAttentive aussi à décloisonner un recrutement d’adhérents victime d’un mode de cooptation très sélectif à l’origine, l’association inaugure, en février 1964, un nouvel élément de son répertoire d’action scientifique censé toucher un public plus vaste : les Entretiens du samedi. Cette formule qui sera poursuivie jusqu’en 1969 vise dans son principe à rassembler les membres de l’association le samedi matin à Paris dans les locaux de la FNSP autour d’un débat animé par un spécialiste qui rédige préalablement un rapport introductif soumis au principe du débat public. Ce débat fait l’objet d’une retranscription publiée quelques semaines plus tard sous forme multigraphiée. Pour la période qui nous intéresse ici, près d’une dizaine d’Entretiens du samedi seront proposés :

  • 22 février 1964 : Entretien du samedi sur « Les institutions politiques de la France » (débat introduit par Georges Vedel et François Goguel) ;
  • 2 juin 1964 : Entretien du samedi sur « La région et la réforme administrative de 1964 » (débat introduit par Francis de Baecque et Georges Lavau) ;
  • 27 février 1965 : Entretien du samedi sur « Le bipartisme est-il possible en France ? » (débat introduit par Maurice Duverger et Jacques Fauvet) ;
  • 15 mai 1965 : Entretien du samedi sur « Le parlementarisme peut-il être limité sans être annihilé ? » (débat introduit par Marcel Prélot) ;
  • 5 novembre 1965 : Entretien du samedi sur « L’état des forces politiques à la veille de l’élection présidentielle. La candidature Defferre, analyse rétrospective » (débat introduit par François Goguel et Georges Vedel) ;
  • Mars 1966 : Entretien du samedi sur « Les sondages et la science politique » (débat introduit par Jean Stoetzel) ;
  • 21 janvier 1967 : Entretien du samedi sur « Les rapports russo-américains et les rapports franco-russes : convergences ou contradictions ? » (débat introduit par Raymond Aron) ;
  • 10 juin 1967 : Entretien du samedi sur « Permanence et changement dans le système de partis français » (débat introduit par Maurice Duverger et François Goguel) ;
  • 16 décembre 1967 : Entretien du samedi sur « La « Grande coalition » à Bonn et sa politique extérieure » (débat introduit par Alfred Grosser).

Cette évolution du répertoire d’action scientifique de l’AFSP traduit à sa manière la capacité d’adaptation de l’association à un paysage académique qui a déjà profondément changé depuis sa création. Elle atteste aussi de sa volonté de trouver un équilibre – probablement impossible à trouver – entre ses aspirations scientifiques et son besoin, ancien comme présent, de reconnaissance publique5.

 

Notice historique rédigée par Yves Déloye


Notes


  1. Ce dont témoigne aussi bien le fait que les premières Journées d’études de l’AFSP soient presque systématiquement précédées d’un questionnaire d’enquêtedont le dépouillement doit aider à orienter le dispositif de recherche mis en œuvre ou encore que l’association lance, dans les premières années de son activité, plusieurs enquêtes documentaires visant à faire l’état des connaissances dans un domaine donné. 

  2. Sur le CERAT, voir A.-C. Douillet & J.-P. Zuanon, dir., 40 ans de recherches en sciences sociales : Regards sur le CERAT 1963-2003, Grenoble, PUG, Coll. « Symposium », 2004. 

  3. Ce présentisme contribue peut-être à expliquer le « retrait sur le présent » qui marque alors la science politique française et de manière plus générale, selon Norbert Elias et quelques autres, les sciences sociales de cette époque. Voir ici son article célèbre : « The Retreat of Sociologists into the Present », Theory, Culture & Society, 4, 1987, p. 223-247, traduit dans Genèses, 52, 2003, p. 133-151

  4. De son côté, la Revue Française de Science Politique publie, dès 1970, deux articles consacrés à la « crise de mai-juin 1968 » : respectivement sous la plume de Gérard Adam, « Etude statistique des grèves de mai-juin 1968 », 20(1), p. 105-119 et sous la plume de Philippe Bénéton et Jean Touchard, « Les interprétations de la crise de mai-juin 1968 », 20(3), p. 503-544. 

  5. Si l’effectif des membres de l’AFSP s’élève à 121 en 1957, il atteint près de 330 en 1968 dont une vingtaine à titre étranger (Archives AFSP, Fonds historique, carton 1 AFSP 4 ter, liste des membres en juin 1968). Notons dans ce registre des adhésions à l’association, le fait que, lors de la réunion du Conseil d’Administration de l’AFSP du 25 janvier 1968, ce dernier exprime le souhait d’accueillir dans l’association Jean-Luc Parodi, futur Secrétaire général de l’AFSP de 1980 à 1999. 

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