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La dernier numéro de la Revue française de science politique sorti en décembre 2024 consacre son dossier thématique à « Comprendre la guerre russo-ukrainienne ». Loin des simplifications qui dominent la lecture géopolitique du conflit, ce numéro consacré à la guerre engagée par la Russie contre l’Ukraine depuis le 24 février 2022 entend insérer son étude dans les profondeurs du social et du politique.
Deux axes de recherche ont ainsi été privilégiés : celui des ressorts sociaux et politiques d’un conflit qui marque la volonté d’indépendance d’une société et d’un État ukrainiens méconnus du fait de la volonté ancienne d’asservissement par son voisin de l’Est ; celui aussi des racines d’une guerre qui doit beaucoup à la nature du régime, tant politique qu’économique, de l’agresseur russe. Ces deux orientations permettent de décloisonner l’objet « guerre » pour en faire un objet d’analyse sociologique et/ou ethnographique.
Pour retrouver les articles de la Revue française de science politique Vol. 73 n°6 2023 sur Cairn…
La guerre élargie engagée par la Russie à l’encontre de l’Ukraine le 24 février 2022 est un des événements les plus importants et douloureux de l’histoire mondiale de ce premier xxie siècle. C’est pour l’Europe une tragédie qui bouleverse sensiblement tant ses questionnements stratégiques que ses relations durables avec les sociétés post-soviétiques.
L’expertise des sciences humaines et sociales, notablement de la science politique, se révèle particulièrement précieuse pour rendre intelligibles tant les raisons (immédiates comme plus anciennes) de ce conflit majeur que ses effets sur les populations et sur les relations politiques au sein de l’espace post-soviétique et sur la scène mondiale. À ce titre, de nombreux travaux menés par les politistes et spécialistes des pays impliqués dans ce conflit militaire apportent un recul précieux et critique pour pointer les évolutions historiques des régimes et des leaderships politiques locaux (notamment russes) qui sont, en quelque sorte, objectivés par la guerre et ses conséquences tant économiques que sociales. Pour valoriser cette expertise – qui s’est notablement affirmée dans l’espace médiatique et sur les réseaux sociaux depuis le début du conflit [1] – la Revue française de science politique (RFSP) a lancé, quelques semaines après le déclenchement de l’agression russe en Ukraine, un appel à propositions d’articles dont ce numéro thématique est le fruit.
Compte tenu du fait que les dimensions proprement stratégiques et militaires de la guerre ont déjà fait l’objet d’investigations nombreuses [2] (souvent d’ailleurs sur le mode de l’expertise), deux autres axes de recherche sont privilégiés : celui des ressorts sociaux et politiques d’un conflit qui marque définitivement la volonté d’indépendance d’une société et d’un État ukrainiens méconnus du fait de la volonté ancienne d’asservissement par son voisin de l’Est ; celui aussi des racines d’un conflit qui doit beaucoup à la nature du régime (tant politique qu’économique) de l’agresseur russe. Articulées dans le même numéro thématique, ces deux orientations de recherche permettent de décloisonner l’objet « guerre » pour en faire un objet d’analyse sociologique et/ou ethnographique. Loin des simplifications qui dominent la lecture géopolitique du conflit, il s’agit là d’insérer son étude dans les profondeurs du social et du politique [3].
Une première série d’articles met en perspective historique, voire anthropologique, le conflit russo-ukrainien. Appuyés sur une connaissance fine et longue du terrain (dont l’accès est devenu particulièrement difficile aujourd’hui du fait de l’intensité du conflit), les trois premiers articles de ce dossier offrent l’opportunité d’appréhender l’enracinement du conflit dans le quotidien d’une société ukrainienne en situation de guerre depuis plus d’une décennie. Ainsi, l’article proposé par Ioula Shukan permet d’analyser les effets d’un conflit engagé dès 2014 et étendu à l’ensemble du pays en 2022 sur les modalités de l’engagement bénévole de femmes ukrainiennes dans le soin aux soldats blessés. Ce faisant, l’autrice étudie très finement les reconfigurations des pratiques civiques dans une société où la distinction entre sphère privée et sphère publique est durablement bouleversée. En lien avec ses travaux sur les mobilisations militaires, Anna Colin Lebedev met, quant à elle, en exergue – à partir de récits biographiques précieux – la contribution de l’expérience combattante (et souvent indissociablement militante) à la transformation des relations à l’État ukrainien et aux représentations politiques associées. De manière complémentaire, Alexandra Goujon s’interroge sur les conditions d’une politique de mémorialisation à chaud de la guerre et ses effets sur la communalisation nationale récente de l’Ukraine. Là aussi, l’approche se centre sur les modalités concrètes et quotidiennes de la nationalisation du passé et de la guerre en cours.
L’article de Françoise Daucé occupe une position charnière dans ce numéro : il conduit à déplacer le regard sur l’agresseur. Et ce en interrogeant le succès d’une catégorie singulière de l’action publique répressive russe : celle d’« agents de l’étranger » qui s’ajuste à de multiples usages, allant de la lutte contre l’opposition politique à la violence de guerre. Une analyse judicieuse qui révèle le caractère oppressif du régime politique russe à l’origine de la guerre en Ukraine. Un régime qui est au cœur des articles rédigés respectivement par Juliette Faure et par Stefano Vasilenko et Aleksandr Lutsenko. Dans ces textes, il s’agit d’interroger le rôle des élites économiques, administratives et intellectuelles dans le maintien d’une loyauté à l’égard de Vladimir Poutine et de faire de cette entente, en partie paradoxale, entre les élites russes une clé de compréhension non seulement de l’autoritarisme russe contemporain mais aussi de sa capacité à agir par et pour la violence guerrière. Un dernier article, écrit par David Cadier, interroge de manière complémentaire l’évolution des réactions de l’Union européenne à l’égard d’un conflit qui modifie en profondeur le dessein de la construction communautaire et ses liens avec la Russie.
Au-delà de leur intérêt empirique propre, les recherches publiées dans ce numéro montrent le caractère fructueux d’approches qui désectorisent l’objet « guerre » pour en proposer une analyse sociologique plurielle, pour ne pas dire « totale ». Ce faisant, ce dossier de la RFSP entre en résonance avec d’autres travaux publiés [4] par la revue et qui considèrent que la guerre n’est pas seulement une situation d’exception mais qu’elle constitue un fait social dont il faut analyser les différentes dimensions et implications de manière croisée.
Le dossier est complété par une courte chronique bibliographique consacrée à une sélection d’ouvrages récents sur ces questions.
Pour retrouver aussi ce numéro de la RFSP sur le portail web des Presses de Sciences Po…