le portail de la science politique française

rechercher

Actualité

Dossier sur le « process tracing » dans la RFSP : des débats abstraits à la réalité de la recherche

Le dernier numéro de la Revue française de science politique (68-6) publié en décembre 2018 propose un dossier consacré au process tracing, ou méthode d’identification des mécanismes causaux des politiques et actions publiques. L’originalité de ce dossier est de proposer une cartographie des nombreuses approches relevant du process tracing et de s’intéresser à l’émergence d’une nouvelle catégorie conceptuelle, celle de « trajectoire de réformes ». En deuxième partie de numéro, une nouvelle version de la Chronique bibliographique est cette fois-ci consacrée au genre en politique.

Mêlant réflexions méthodologiques et exemplifications empiriques, cette dernière livraison de l’année 2018 de la Revue française de science politique, coordonnée par Philippe Bezes, Bruno Palier et Yves Surel, constitue une lecture indispensable pour comprendre de manière fine les processus de transformation politique et institutionnelle.

En introduction de ce numéro de la RFSP, un rappel éclairant : le process tracing, comme notion et ensemble de méthodes d’analyse, a connu ces dernières années un indéniable succès dans le champ des sciences sociales, comme en témoignent les 1 360 000 entrées que propose le moteur de recherche Google Scholar à la seule indication du concept associé au champ social science ! Pourtant une brève plongée dans la littérature consacrée au process tracing révèle rapidement que les publications, à teneur épistémologique et méthodologique, sont toujours plus abstraites et raffinées, débouchant sur une multitude de définitions et de conseils d’opérationnalisation de la démarche et, surtout, que les débats et controverses sur ces (bons) usages sont légions et virulents. Le succès du process tracing semble ainsi se nourrir de querelles infinies sur la manière de le conceptualiser et sur ses usages légitimes, les articles consacrés à standardiser les bonnes pratiques étant plus nombreux que ceux qui le mettent concrètement au travail à partir de matériaux empiriques.

D’où l’intérêt de ce numéro thématique de la RFSP dont le projet part d’un double constat : une littérature consacrée au process tracing qui est foisonnante et déroutante à force de sophistications et d’affirmation de son originalité, mais qui ne débouche pas pour autant sur des préconisations méthodologiques opératoires et sur des conclusions empiriques convaincantes. Le premier objectif recherché par les pilotes de ce dossier a donc été de proposer de cartographier et de différencier les approches disponibles tout en pointant les traits communs à l’approche plutôt que les points de différenciations. C’est ce que vise l’article de Bruno Palier et Christine Trampusch en dressant une cartographie des différentes approches du process tracing dans la littérature et en recensant les principales composantes de la démarche. Pour sa part, la contribution d’Yves Surel propose de replacer l’apport du process tracing dans les débats classiques de la science politique, notamment de l’analyse des politiques publiques, en montrant comment une systématisation des réflexions sur les séquences et les mécanismes s’y inscrit aisément.

Autre objectif de ce numéro : fournir des exemples tangibles d’opérationnalisation du process tracing à travers des articles empiriques. Ceux-ci ont alors pour vertu première de détailler la manière de mettre en œuvre le process tracing, et de souligner en quoi il peut être créatif pour la recherche : en favorisant l’identification de mécanismes causaux inédits parce que complexes ou peu visibles ; en suscitant de nouvelles manières d’étudier certains objets. Une rapide typologie des travaux empiriques employant le process tracing (parfois en combinaison avec d’autres méthodes) permet de distinguer les travaux portant sur un seul cas (within case process tracing) ou bien sur plusieurs cas (comparative process tracing), et les travaux plutôt inductifs ou plutôt déductifs. L’article de Camille Bedock illustre ainsi comment une étude de process tracing, comparatif et inductif, permet d’identifier des mécanismes causaux essentiels dans les processus de réformes électorales et constitutionnelles en France et en Italie : la revendication du crédit (credit claiming) d’avoir porté des réformes consensuelles dans le cas français et l’imbrication des réformes dans le cas italien. Dans son article, Cyril Benoît s’appuie lui sur une version déductive du process tracing pour déterminer si des agences de régulation en France et en Angleterre ont été « capturées » ou non par l’industrie pharmaceutique. Alors qu’une première étude, quantitative, réalisée sur un plus large échantillon de cas, semblait établir une relation statistique suggérant ce phénomène de capture, l’analyse approfondie des deux cas, fondée sur une approche bayésienne du process tracing, montre que la relation identifiée ne décrit pas un lien de causalité explicite. La corrélation statistiquement établie n’était donc pas causale. Comparant leurs démarches d’analyse de deux politiques publiques au Chili et en Bolivie (réforme des politiques de transports publics et privatisation des services de l’eau), Antoine Maillet et Pierre-Louis Mayaux démontrent quant à eux qu’il est assez illusoire de vouloir opposer radicalement approche déductive et approche inductive dans les usages du process tracing : celles-ci se combinent de manière complémentaire et s’enchaînent dans un même processus de recherche qui conduit à construire un récit causal constitué à partir des mécanismes repérés. Enfin, l’article de Philippe Bezes et de Bruno Palier montre comment la démarche de process tracing peut venir étayer l’opérationnalisation qu’ils proposent du concept de trajectoire de réformes. Formalisant leurs pratiques de recherche et certains résultats de leurs travaux respectifs, ils plaident pour le développement et l’usage de ce concept dans le champ des recherches comparatives, historiques et néo-institutionnalistes parce qu’il permet de mettre en évidence plusieurs mécanismes essentiels dans les changements institutionnels : la succession de séquences de réformes sur la longue durée ; les effets causaux provoqués par leur enchaînement, leur ordonnancement et leur temporalité ; leurs « effets de transformation » sur les configurations institutionnelles de politiques publiques faisant l’objet de réformes.

A saluer aussi, l’esprit même qui anime la réalisation de ce numéro thématique : aucune ambition de faire du process tracing l’alpha et l’omega des pratiques de recherche qualitative en science politique dont il marquerait, en quelque sorte, l’entrée dans la véritable scientificité. Les pilotes du dossier l’expriment clairement : « Nous avons parfaitement conscience que le process tracing peut être vu comme une manière savante, normalisante et rationalisée de décrire ce qui apparaîtra pour beaucoup comme l’ordinaire des pratiques de recherche des professionnels de la science politique ou de la sociologie : tous, parce qu’ils explorent « naturellement » des mécanismes au cœur de théories, feraient déjà du process tracing sans le savoir… et sans réel besoin d’en savoir plus sur un mode aussi abstrait et théorique. Au fond, et les multiples travaux rigoureux développés en sciences sociales depuis leur fondation ne cessent d’en faire la démonstration, celles-ci n’ont pas attendu le process tracing pour réfléchir aux multiples mécanismes constitutifs des phénomènes politiques et sociaux. Nous espérons pourtant que les exemples donnés d’application du process tracing démontrent combien cette méthode apporte de la systématicité à la recherche des mécanismes causaux et de la robustesse à l’analyse de leurs effets et à la pondération de leurs influences ».

Pour en savoir plus sur le projet de ce dossier et consulter les articles du numéro de décembre 2018…

 

Profitez-en pour vous (ré)abonner à la RFSP via l’AFSP pour l’année 2019 ! Vous bénéficierez de tarifs très privilégiés (30% de réduction), toutes les infos ici.