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Hommage à Bernard Manin (1951-2024)

L’Association Française de Science Politique rend hommage à Bernard Manin, politiste spécialiste de la théorie politique, décédé dans la nuit du 31 octobre au 1re novembre 2024 à l’âge de 73 ans. Un In Memoriam sous la plume d’Yves Déloye.

Bernard Manin est décédé dans la nuit du 31 octobre au 1re novembre dernier ; quelques semaines seulement après la sortie de son livre consacré à Montesquieu (Éditions Hermann, septembre 2024). Avec son décès, la science politique française perd l’un de ses théoriciens les plus influents au niveau international.

Formé à l’ENS (agrégé de philosophie en 1973), puis au département de science politique de la Sorbonne et à Sciences Po Paris où il soutient sa thèse, ancien directeur de recherches au CNRS (dont il est médaille d’argent en 2015) et à l’EHESS, Bernard Manin était professeur émérite à la New York University[1] où il a enseigné pendant plusieurs décennies après avoir aussi travaillé à l’université de Chicago, à l’université de Princeton et à Sciences Po notamment. Cette double carrière française et américaine le conduit à nouer des liens importants avec nombre de collègues américains dont Adam Przeworski ou Susan C. Stokes avec avec lesquels il publie en 1999 un opus important : Democracy, Accountability and Representation (Cambridge University Press). Il dialogue aussi régulièrement avec Jon Elster qui publie en 1995 un de ses textes consacrés au secret électoral. En Europe, c’est probablement en Italie avec Pasquale Pasquino qu’il développe les échanges intellectuels les plus denses. C’est d’ailleurs à Milan que paraît, dès 1993, une première version de son opus sur les Principes du gouvernement représentatif (sous le titre La democrazia dei Moderni).

On le sait, son ouvrage sur les Principes du gouvernement représentatif (publié à l’origine chez Calmann-Lévy, dans la collection « Liberté de l’esprit » et depuis constamment réédité dans la collection « Champs » chez Flammarion (3e édition, 2019) est l’objet de nombreuses traductions (notamment en langue anglo-américaine dès 1997, chez Cambridge University Press, mais aussi en langue espagnole, italienne, russe…). Ce faisant, ce livre transforme profondément notre acception de la démocratie représentative et donne à voir une façon neuve d’hybrider une approche de théorie politique (ici celle du gouvernement représentatif en s’attachant tant aux débats européens qu’à la tradition intellectuelle issue de la Révolution américaine) avec un ensemble de données historiques qui traduisent tant son érudition que son souci de la contextualisation historique[2]. Avec l’ouvrage plus ancien d’Hanna Fenichel Pitkin (1931-2023), récemment décédée elle aussi, consacré au Concept of Representation (University of California Press, 1967), les Principes sont devenus une lecture incontournable pour qui veut comprendre la dynamique représentative des démocraties occidentales modernes et leur transformation dans le temps long. Un travail théorique et historique qui dépasse de loin les frontière académique pour toucher la sphère militante[3] et plus généralement trouve un large écho dans la société.

Loin de se cantonner au principe représentatif, l’œuvre de Bernard Manin est aussi centrale pour la compréhension de la théorie du principe délibératif auquel il consacre au milieu des années 1980 plusieurs textes fondateurs. N’en citons qu’un seul : celui qu’il publie dans la revue Le Débat sous le titre de « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération » (33, 1985), très vite disponible en anglais dans Political Theory (1987) dans une traduction de Jane Mansbridge avec laquelle il collabore durablement. Texte qui fait de lui l’un des premiers, avant même Jürgen Habermas ou John Rawls, à mettre sur le devant de l’agenda scientifique la thématique de la délibération et cela bien-au-delà de sa seule version parlementaire. Acteur autant qu’auteur du Tournant délibératif de la démocratie, il lui consacre un livre co-édité avec Loïc Blondiaux (Presses de Sciences Po, 2021). Thématique centrale[4] dans son œuvre qui le conduit à travailler aussi avec de nombreux autres collègues dont Jane Mansbridge, Simone Chambers ou James Bohman pour ne citer que quelques noms, avec lesquels il signe un texte collectif publié par le Journal of Political Philosophy en 2010 [traduit l’année suivante dans Raisons politiques (42, 2011)].

Enseignant, chercheur, intellectuel engagé (on pense ici à ses travaux avec Alain Bergounioux consacrés à la social-démocratie[5] ou sa contribution régulière à la revue Esprit), Bernard Manin sait aussi s’engager dans les institutions de notre discipline. À la demande de Jean-Luc Parodi avec lequel il avait noué une relation amicale forte, il devient membre du Comité de rédaction de la Revue française de science politique en 1991 et le reste jusqu’au début des années 2000. Il en reste membre de son Conseil scientifique jusqu’à sa disparition[6]. Il est également régulièrement présents lors des manifestions scientifiques de l’Association française de science politique (par exemple, sur la question du référendum en juin 1997). En février 2013, l’Association au travers du GrePo, groupe de recherches sur la représentation politique, lui consacre une journée d’études visant à revenir sur les nombreux apports des Principes. Une manière aussi pour une nouvelle génération de théoriciens (on songe notamment à Samuel Hayat ou à Charles Girard) de reconnaître en nom collectif notre dette à l’égard d’une œuvre singulièrement féconde intellectuellement et politiquement. Une dette bien plus que scientifique en raison de la gentillesse, de la modestie et de l’humanité avec laquelle Bernard Manin a toujours accompli sa mission dans et pour la Cité.

Yves Déloye
Professeur de science politique à Sciences Po Bordeaux

Directeur de publication de la RFSP

 

Le mot de sa famille…

Bernard Manin est décédé à Marseille dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 2024. Il était né dans la même ville le 19 avril 1951. Pour ses collègues et ses étudiants, il fut un professeur estimé et aimé, auteur reconnu de travaux très importants de théorie politique. Pour sa famille, il fut un fils, un frère et un oncle très présent, attentionné et affectueux, très attaché à la ville et à la région où il était né. Il aura été jusqu’au bout entouré de la présence et de l’affection de sa sœur, de son frère, de ses nièces et neveux, de toute sa famille et de ses amis les plus proches.

Ses obsèques auront lieu le samedi 16 novembre, à 11h en l’église des Chartreux (métro Chartreux) à Marseille.

Philippe Manin et Marie Manin-Castelli

 

A lire également…

Notes

[1] https://as.nyu.edu/faculty/bernard-manin.html

[2] Voir ici la recension qu’en donne Marc Sadoun dans la RFSP en 1995 (https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1995_num_45_6_403597?q=Manin%20Bernard) ou encore celle d’Éric Agrikoliansky publiée dans Politix en 1997 (https://shs.cairn.info/revue-politix-1997-2-page-160?lang=fr).

[3] Voir ici l’enquête de Samuel Hayat publiée dans la revue Participations en 2019 (https://shs.cairn.info/revue-participations-2019-HS-page-437?lang=fr). Voir aussi la réaction de Bernard Manin face à ces « postérités inattendues » : Antoine Chollet, Bernard Manin, « Les postérités inattendues de Principes du gouvernement représentatif : une discussion avec Bernard Manin », Participations, 23 (1), 2019, p. 171-192.

[4] Voir ici l’entretien réalisé en 2002 par Loïc Blondiaux pour la revue Politix (« L’idée de démocratie délibérative dans la science politique contemporaine. Introduction, généalogie et éléments critiques. Entretien avec Bernard Manin », Politix, 57, 2002, p. 37-55). Disponible à l’adresse : https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2002_num_15_57_1206

[5] À propos de leur ouvrage de 1979, voir la recension qu’en donne Gérard Grunberg dans la RFSP en 1979 (https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1979_num_29_6_418663_t1_1111_0000_002?q=Manin%20Bernard)

[6] Il y publie notamment deux textes importants : en 1983 sur « Friedrich-August Hayek et la question du libéralisme », RFSP, 33 (1), 1983 , p. 41-64 [https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1983_num_33_1_394056 ] et en 1994, dans un dossier consacré à l’écriture de la constitution dans lequel publient également Jon Elster et Pasquale Pasquino (« Frontières, freins et contrepoids : la séparation des pouvoirs dans le débat constitutionnel américain de 1787 », RFSP, 44 (2), 1994, p. 257-293 https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1994_num_44_2_394827).

Photo : Philippe Manin et Marie Manin-Castelli