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Hommage à Etienne Schweisguth (1943-2025)

L’Association Française de Science Politique rend hommage à Etienne Schweisguth, directeur de recherche CNRS émérite au Centre d’études européennes de Science Po, décédé le 9 juin 2025. Un In Memoriam sous la plume de Gérard Grunberg.

Etienne est entré au Cevipof de Sciences Po comme assistant de recherche sur contrat en 1967 après un troisième cycle à l’École pratique des hautes études. Il était de formation sociologue et psycho-sociologue. Jean Stoetzel, le fondateur des sondages en France, l’avait ouvert aux enquêtes d’opinion et Henri Mendras l’avait formé à la sociologie. Il fut ensuite chercheur au CNRS. Dans la dernière période il avait migré au Centre d’études européennes de Sciences-Po.

Au Cevipof, Étienne a effectué une grande partie de ses recherches à partir du matériau fourni par les grandes enquêtes électorales menées par le laboratoire. Au cours des années 70, 80 et 90, nous avons travaillé et publié ensemble souvent. L’un de nos champs de recherche initiaux a été l’étude des nouvelles couches moyennes salariées. La sociologie marxiste était encore dominante à l’époque et les résultats de nos recherches sur les données d’enquêtes réalisées à partir de 1978 ne cadraient pas avec la théorie de la « nouvelle classe ouvrière » censée caractériser ces nouvelles catégories sociales. Au lieu d’identifier ces catégories par leur seule position dans le système économique, nous avons préféré les étudier à partir de leurs systèmes d’attitudes, à la fois politiques, religieuses et sociétales. Pour ce faire, nous avons construit et opérationnalisé le concept de libéralisme culturel, qui les rattachait à la gauche sur le plan politique mais les distinguait des couches ouvrières par un système de valeurs, antiautoritaires, privilégiant l’autonomie et l’épanouissement individuel, reconnaissant à chacun le libre choix de son mode de vie, et fondées sur le principe de l’égale valeur des individus (1990). Nous avons également vu apparaître la tripartition de l’espace politique avec le développement du Front national à la fin des années 90. Nous concluions ainsi le dernier texte écrit ensemble : « l’attitude à l’égard du problème de l’immigration (1997) et plus généralement l’attitude à l’égard des valeurs universalistes pourrait devenir l’un des clivages majeurs de la vie politique française ». Dans cette période, nous avons clairement divergé d’avec la sociologie de Pierre Bourdieu et mené, en particulier, une critique vigoureuse de son ouvrage « La misère du monde » que nous estimions pêcher par une approche par trop réductionniste. Nous étions également en désaccord total avec sa critique des sondages (« l’opinion publique n’existe pas ») qui ne pouvait qu’amener la recherche sur les attitudes et les valeurs dans une impasse.

Etienne s’est toujours intéressé tout particulièrement à la notion de valeur et au processus de leur formation et de leur évolution. Au tournant du siècle, il s’est consacré exclusivement à son grand œuvre dont les principaux axes sont : le rapport entre le système de représentations moral et le système de représentations religieux, depuis l’animisme des sociétés primitives jusqu’à l’invention du concept de valeurs morales à la fin du XIX° siècle ; le processus historique de la valorisation de l’individu face aux mythes de l’individualisme égoïste et de la perte des valeurs ; l’existence d’invariants anthropologiques rendant compte de la formation et de l’évolution des valeurs. Son gros manuscrit, sur lequel il travaillait depuis de nombreuses années, est arrivé à achèvement récemment et il a appris que Hermann acceptait de le publier la veille de sa mort, alors qu’il souffrait depuis longtemps d’une très grave maladie.

Etienne était un vrai sociologue. Étranger aux idées de la post-vérité, il était convaincu que sa discipline (mais il était aussi anthropologue, historien et politologue) permettait de mieux comprendre nos sociétés et leur évolution. Ses collègues et amis regretteront sa gentillesse, son souci du collectif, sa disponibilité, sa simplicité, sa rigueur intellectuelle et l’originalité de son esprit. Les périodes où nous avons travaillé ensemble demeurent parmi les meilleurs moments de ma vie professionnelle. Il se définissait lui-même comme un aventurier. Il racontait ainsi que, jeune sociologue, s’entretenant un jour avec son maître, Henri Mendras, de ses projets d’avenir, lesquels ne visaient à rien moins qu’à opérer la synthèse entre la sociologie et la psychanalyse, celui-ci commenta : « vous cherchez la lune philosophique ». Cela le fâcha fort. Heureusement, il ajouta « en somme votre projet c’est l’aventure intellectuelle », ce qui le réconcilia avec lui.

Gérard Grunberg, directeur de recherche émérite au CNRS, Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE), Sciences Po

 

Photo : Sciences Po