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L’Association Française de Science Politique rend hommage à François Chazel, professeur émérite de sociologie à l’Université Paris-Sorbonne, mort le 14 août 2022 à l’âge de 84 ans. Ses travaux sur la sociologie politique, le pouvoir et la mobilisation politique étaient internationalement reconnus et comptent parmi les « classiques » des politistes. Il a contribué à montrer la pertinence du regard sociologique sur le politique et c’est tout le sens et la portée du travail qu’il a mené avec son ami Pierre Birnbaum à l’occasion de la publication de Sociologie politique (Armand Colin, 1971). Patrice Duran, professeur
lui a rendu un très bel hommage publié dans Le Monde le 22 août 2022, texte que nous reproduisons ici avec son autorisation. Et sous la plume de Nonna Mayer, ancienne présidente de l’AFSP et membre de notre Conseil d’administration, notre contribution à cet In Memoriam.
« C’est avec beaucoup de tristesse que j’apprends la mort de François Chazel et je m’associe de tout cœur à l’hommage de l’AFSP. Nous échangions régulièrement autour de nos centres d’intérêt communs – les rapports de pouvoir et les mobilisations politiques – et la manière différente de les aborder des deux côtés de l’Atlantique. Son intelligence acérée, son esprit critique, son immense érudition et son humour bourru faisaient merveille. S’il fallait retenir une de ses publications, ce serait Du pouvoir à la contestation[1], qui reprend 8 de ses meilleurs articles, un format qu’il préférait au livre. Echelonnés de 1975 à 2002, ils dissèquent magistralement les concepts de pouvoir, de mobilisation et de révolution sur le plan théorique mais aussi empirique, le dernier abordant à travers les manifestations de Leipzig et leurs slogans la « révolution inattendue » des Allemands de l’Est en 1989, dans ses dimensions cognitives et politiques[2]. Ce thème de l’imprévisibilité des révolutions, plus que jamais d’actualité, lui était cher et il y reviendra à plusieurs reprises[3]. A l’intersection de la sociologie et de la science politique, François Chazel a profondément marqué les deux disciplines. Nous perdons un collègue et un ami. Il nous manquera ».
Nonna Mayer (Directrice de recherche émérite au CNRS, rattachée au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po)
[1] François Chazel, Du pouvoir à la contestation, LGDJ, 2003.
[2] François Chazel (2002), « La place de la mobilisation dans une révolution inattendue : l’effondrement de l’Allemagne de l’Est », L’Année sociologique, 52, p. 183-216.
[3] François Chazel (2003), “De la question de l’imprévisibilité des révolutions et des bonnes (et moins bonnes) manières d’y répondre”, Revue européenne des sciences sociales, 41(126), p.125-136.
« Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé de lettres classiques, François Chazel s’orienta très vite vers la sociologie. Appelé par Raymond Boudon à rejoindre le département de sociologie de l’université de Bordeaux en 1966, il y resta une large partie de sa vie professionnelle et en devint le directeur, avant de gagner en 1989 le département de sociologie de l’université de Paris-Sorbonne dont il fut professeur émérite jusqu’à son décès. Il fut membre de la Revue française de sociologie et de L’Année sociologique, et un temps président de la Société française de sociologie. Reconnu internationalement, il a eu une influence souvent mal connue, lui-même étant toujours discret sur sa vie professionnelle. De plus, il était davantage un homme d’articles que de livres, dans un univers français où la place du livre a toujours été considérée comme première, en particulier en sociologie. Il s’est éteint le 14 août à Saint-Agrève, en Ardèche, à l’âge de 84 ans.
Né le 10 décembre 1937 à Paris, François Chazel eut une carrière classique pour un intellectuel brillant. Il occupa cependant une place singulière dans le monde académique tant par ses centres d’intérêt que par son positionnement dans le champ de la sociologie. Déjà, fait significatif, il ne fut jamais l’homme d’une école ou d’un quelconque clan, ce qui était rare dans les années 1970 où, à une époque où l’internationalisation des sciences sociales était encore faible et l’emprise nationale de fait décisive, la sociologie française était dominée par les figures de Raymond Boudon, Pierre Bourdieu, Alain Touraine et Michel Crozier. Il a entretenu des rapports courtois avec tous, ne confondant jamais relations amicales et interactions scientifiques.
Pour autant, cette ouverture ne suffit pas à expliquer la centralité qui sera la sienne dans la discipline. Cette place, il la doit à une érudition impressionnante, mais surtout à ses orientations intellectuelles et au travail qu’il a mené pour développer la sociologie. Comme on a pu dire, il avait de l’ambition pour la sociologie, et cela seul comptait. Il savait distinguer l’intérêt de connaissance et l’implication personnelle et affective. On comprend l’influence qu’il a pu avoir sur certains de ses étudiants qui, sans pour autant partager ses convictions, estiment encore aujourd’hui l’importance de sa formation pour la production de leur propre sociologie. On pense notamment à François Dubet, Charles-Henry Cuin ou Didier Lapeyronnie. Il convient de ne pas oublier les générations d’étudiants qui ont pu apprécier le talent pédagogique de leur professeur comme son humour.
A un moment où la sociologie américaine était dominante, il a choisi de s’intéresser au sociologue qui était de fait l’incarnation de cette domination, à savoir Talcott Parsons (1902-1979). Soutenu par la Fondation Thiers, il a d’ailleurs effectué un long séjour à Harvard auprès de ce dernier. Si le projet de Parsons rencontrait les enjeux qui le mobilisaient, il s’est en fait toujours méfié lui-même de ces vastes entreprises de constitution de théories synthétiques englobantes qui ne font qu’aboutir à la formulation de simples métathéories et non à la formation de théories sociologiques susceptibles d’être empiriquement utilisables. Son ouverture l’a ainsi tenu éloigné de tout effet de mode comme de tout hexagonalisme.
Ses premiers travaux ont marqué sa volonté de toujours chercher à préciser, à partir de l’examen serré des œuvres, les conditions d’élaboration d’une théorie sociologique, quelle qu’elle puisse être. Refusant de s’enfermer dans le réductionnisme naïf conduisant à distinguer la nature du travail sociologique selon ses objets empiriques, il s’est appliqué à marquer comment théorie sociologique et « sociologies spéciales » devaient être rigoureusement articulées. De ce point de vue, il faut rappeler la portée du travail qu’il a mené avec son ami Pierre Birnbaum à l’occasion de la publication de Sociologie politique (Armand Colin, 1971). L’intérêt du livre était double. Il s’agissait d’une part d’offrir au lecteur français un ensemble de textes étrangers, dont il était peu familier, lui permettant d’appréhender le politique dans toutes ses dimensions, et d’autre part de marquer l’importance et l’intérêt de la sociologie générale pour la production d’un tel travail.
L’ouvrage fut un incontestable succès en France : il contribua à montrer la pertinence du regard sociologique sur le politique, au moment où la science politique française avait encore du mal à se construire et à gagner son indépendance au sein des facultés de droit. Il a également montré plus tard avec talent à quel point le droit constitue pour la sociologie un objet empirique qui renvoie à des préoccupations si fondamentales de la discipline que son étude ne saurait relever d’une simple sociologie « spécialisée », confortant ainsi le travail de Jacques Commaille.
De manière congruente, son intérêt pour les sociologues « classiques » – dont Max Weber et Emile Durkheim – participe moins d’un quelconque devoir de mémoire que de la volonté de les questionner quant à l’actualité des enjeux théoriques dont ils sont les porteurs et quant à la force des analyses qu’ils ont proposées. Sociologue de l’action, il a cherché comment il était possible de combiner la mise au jour des régularités sociales en même temps que l’explication de la singularité des processus historiques.
Il souligne ainsi avec force et raison à quel point « une prise en compte du poids des structures sociales qui ne mette pas pour autant entre parenthèses les acteurs sociaux représente une des dimensions fécondes de l’explication sociologique ». La réintégration des acteurs sociaux et de leur subjectivité dans l’analyse conduit du même coup à donner une forme probabiliste à l’explication sociologique. Déterminations et autonomie partielle des acteurs sont loin d’être incompatibles. Il aura réussi à le démontrer à travers ses analyses consacrées au pouvoir ou à la mobilisation politique dont il a contribué à introduire la thématique en France. Ses travaux sur les révolutions et sur les processus révolutionnaires sont de ce point de vue éclairants.
D’une exigence et d’une ambition exemplaires, qu’il a puisées dans la fréquentation des classiques, François Chazel souhaitait que son travail soit perpétué dans une période trop marquée à son goût par « un curieux mélange de relativisme et d’empirisme court ». Un parcours de recherche éclairant pour saisir ce que doit être une « sociologie ouverte », à savoir une sociologie qui ne refuse jamais la confrontation et le dialogue sans autre a priori que celui de la rigueur et de l’honnêteté intellectuelles au service de la seule exigence qui compte, celle de la connaissance ».
Retrouver l’article en ligne sur le site du journal Le Monde…
A lire également, le In memoriam François Chazel (1937-2022) de François Dubet publié dans Sociologie.
(Photo : Sorbonne Université Presses, page web sur LE TRAVAIL SOCIOLOGIQUE. Du concept à l’analyse. Mélanges en hommage à François Chazel, sous la direction de Charles-Henry Cuin et Patrice Duran, 2011)