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L’Association Française de Science Politique rend hommage à Guy Michelat, décédé le 30 mai 2021, une figure de la sociologie politique française issue de la psychologie sociale. Cet hommage débute par celui de Nonna Mayer, ancienne présidente de l’AFSP. D’autres témoignages suivront. Notre webinaire de mardi 1er juin 17h sera dédié à sa mémoire.
Christophe JAFFRELOT, Président de l’AFSP
Michel MANGENOT, Secrétaire Général de l’AFSP
Hommage par Nonna Mayer, ancienne présidente de l’AFSP
Guy Michelat nous a quittés, brutalement, dans la nuit du 29 au 30 mai. Mi-mai nous parlions encore au téléphone, de l’enquête annuelle sur le racisme de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), à laquelle il participait activement avec nous depuis vingt ans, et de la robustesse de sa nouvelle échelle d’attitude mesurant l’aversion à l’islam. Chercheur, jusqu’au bout. Au Cevipof, nous l’appelions affectueusement « le doyen ». Venu de la psychologie sociale, il avait une double formation, qualitative et quantitative, pratiquant bien avant qu’elles deviennent à la mode, les mixed methods.
Il a formé des générations de chercheuses et de chercheurs à l’entretien non directif. Son stage au 3ème cycle de Sciences Po consistait après une séance introductive à nous envoyer, magnétophone en bandoulière, faire des travaux pratiques, ensuite écoutés et discutés dans le groupe. Il s’agissait d’interviewer des personnes que l’on ne connaissait pas, sur des sujets apparemment anodins – le vin, le chocolat, le parfum, la fourrure -, mais qui s’avéraient d’excellents révélateurs des attitudes politiques. Des entretiens véritablement « non directifs », inspirés de la méthode mise au point par le psychologue américain Carl Rogers, fondée sur l’empathie, laissant la personne parler librement à partir d’une consigne de départ sans la relancer autrement qu’en lui renvoyant ses propos (Michelat, 1975). Aux antipodes des entretiens faits par Pierre Bourdieu et son équipe dans La misère du monde (Bourdieu, 1993), ils nous ont appris à écouter, sans questionner, sans imposer de problématique, dans le respect de l’autre.
C’est lui aussi qui a introduit au Cevipof les méthodes quantitatives, les enquêtes par sondage et l’exploitation statistique des données. Aujourd’hui on peut faire d’un clic une analyse de régression ou une factorielle, à l’époque c’était plus laborieux. Il fallait passer par le CIRCE, le centre de calcul électronique du CNRS à Orsay. Les informations étaient saisies sur cartes perforées tout comme le programme et les paramètres de l’analyse. En retour on obtenait des tonnes de listings déversés en continu par une grosse imprimante, mais il fallait attendre 24 heures pour enfin obtenir les « tris » demandés la veille. Quant aux échelles d’attitudes hiérarchiques, Guy les construisait à la main, à l’aide d’un scalogramme, avant qu’il ne mette au point avec Pierre-Olivier Flavigny un programme informatique adapté (Kerrouche et Michelat, 1999). Ces temps héroïques ont été là encore un moment formateur inégalé.
Il faut enfin lire et relire ses travaux, beaucoup trop nombreux pour être cités ici, où il applique ces méthodes avec rigueur et inventivité, sur le nationalisme, le vote, la religion, la classe sociale, les para sciences, la sexualité, qui n’ont rien perdu de leur actualité. Mais son maître livre, écrit avec son collègue et complice, Michel Simon, reste Classe, religion et comportement politique (Michelat et Simon, 1977) où, combinant entretiens non directifs et enquête par sondage, il met au jour deux sous cultures antagoniques qui jusqu’à aujourd’hui façonnent les comportements politiques en France.
C’était aussi un artiste, un photographe croquant sur le vif tant les manifs que les scènes de la vie quotidienne, ainsi qu’à ses heures un potier et un lithographe de talent, et un fidèle en amitié.
Il a profondément marqué la science politique française (sur son rôle au Cevipof et à Sciences Po voir notamment le bilan dressé par Marie Scot) et il nous laisse orphelins. A sa femme Claude, à sa fille Anne, à toutes celles et ceux qui l’ont connu et aimé, j’adresse mes très sincères condoléances.
Nonna Mayer
Références
Pour Guy Michelat, par Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche émérite au CEVIPOF
En février 1964, quand je suis recrutée au CEVIPOF, c’est pour travailler sur une enquête dirigée par Guy Michelat et Gérard Vincent. Elle porte sur les professeurs du second degré. Mais elle a pris du retard. Donc, pendant quelques mois, Guy me « prête » à Aline Coutrot, spécialiste des jeunes. Je dépouille pour elle Salut les copains et Nous les garçons et les filles. Puis je quitte les yéyés pour les enseignants et pour les joies de la « trieuse », la grosse machine dans laquelle on fait passer des cartes perforées. Guy Michelat a en effet introduit au CEVIPOF l’analyse quantitative des données d’enquête, échelles d’attitudes à l’appui, avec les instruments du bord comme le scalogramme. Dans le même temps, il promeut les enquêtes qualitatives, via, pour l’essentiel, l’entretien non-directif, sur lequel il donne un séminaire de 3ème cycle (ancêtre de l’École doctorale). Il nous apprend donc à écouter, à relancer l’interlocuteur uniquement sur ce qu’il a dit, à faire abstraction de nos opinions pour le suivre dans son exploration (j’emploie ici le seul masculin car, dans les années 1960, on n’a pas encore inventé l’écriture inclusive).
Mais si Guy est expert en matière de recherche sociologique, psychologique et politologique, il ne se limite pas à cela. Il est aussi peintre, graveur, photographe. Nous avons tous (ou presque) dans nos bureaux des gravures qu’il nous offrait en guise de cartes de vœux. Il aime encore le cinéma. A l’époque, les chercheurs du CEVIPOF s’autorisent des virées en bandes de jeunes dans les salles obscures l’après-midi (rassurez-vous, ça n’existe plus). Ce qui ne nous empêche pas de consacrer beaucoup d’énergie à nos écritures et de publier plus qu’honorablement. Or Guy a toujours eu un look juvénile, accentué par son refus du « costume-cravate ». D’où l’anecdote suivante. Nous allons voir La jument verte, un film interdit aux moins de 18 ans. J’en ai alors 23 et Guy 32. A la caisse, une dame (un peu revêche) me demande : « Madame, est-ce que le jeune homme a bien 18 ans ? ». Rien sur mon âge à moi. Vexée comme un pou sur le moment, j’en ris encore aujourd’hui.
Au laboratoire, en ce temps-là, nous étions une famille qui déjeunait (longuement), allait de concert à des mariages, des pots et, souvent, en nocturne, à des meetings politiques de tous bords, pour observer, photographier, prendre des notes, interroger à l’occasion. Nous ne nous contentions pas des chiffres et des lettres, nous voulions voir « en vrai » les évènements et les acteurs que nous allions ensuite disséquer dans nos publications. J’ai des photos faites par Guy lors d’un meeting électoral gaulliste où sont, côte-à-côte à la tribune, André Malraux et François Mauriac. Et combien d’autres comme celles prises en mai 1968 lorsque nous étions tous (ou presque) en train de défiler de la Gare de l’Est jusqu’à Denfert-Rochereau, brandissant une pancarte fabriquée à la hâte avec un bout de carton d’emballage et un morceau de bois collé au scotch sur le carton en guise de hampe.
Saut dans le temps…Ces dernières années, nous nous sommes retrouvés à trois dans le bureau des chercheurs émérites : Guy Michelat, Lucien Jaume et moi-même. Dans la convivialité, l’échange, les discussions sur tout et le reste. Un livre sur les 60 ans du CEVIPOF est en préparation. On y verra, mis en évidence, dans l’histoire de ce laboratoire, « Le Doyen » comme nous appelions Guy, qui en fut une pièce maîtresse. Par son œuvre, par sa manière d’être et son humanité.
Janine Mossuz-Lavau
« Guy Michelat, chercheur émérite. » Hommage par Sophie Duchesne et Viviane Le Hay (texte à paraître dans le n°152 du Bulletin de méthodologie sociologique, octobre 2021)
Si nous écrivons cet éditorial, c’est-à-dire si nous sommes aujourd’hui, toutes les deux, éditrices du BMS, c’est sans aucun doute largement à cause de lui : Guy Michelat, sociologue, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre d’étude de la vie politique française, le CEVIPOF, un laboratoire historique de la science politique française. Guy est mort il y a quelques semaines. Les hommages et les témoignages se sont multipliés et nous avons besoin, à notre tour, de dire ce que nous lui devons – et aussi combien nous l’aimions. Il a été notre mentor, à l’une comme à l’autre, à une dizaine d’années d’intervalle. Il nous a accompagnées depuis la thèse, sans jouer le rôle de directeur – il n’a jamais dirigé de thèse, mais il a accueilli et écouté sans relâche de nombreuses et nombreux thésard.es[1] en manque de confiance ou d’attention. Il avait notamment de particulier un intérêt sans limite pour les données et ce qu’on peut en faire. Guy était un empiriste. Il croyait fermement à la possibilité de comprendre et rendre compte des systèmes d’opinions qui caractérisent un groupe social. Il les reconstituait à partir de la façon dont elles sont incorporées, au niveau individuel, et articulées en fonction de la multi-appartenance de chaque personne à différents groupes sociaux. Pour lui, les choix politiques découlaient de ces systèmes d’opinion socialement organisés ; et ce travail de cartographie des systèmes culturels d’opinion supposait à la fois beaucoup d’attention et de précision dans la façon de recueillir les opinions, et de rigueur et de patience dans leur analyse.
Depuis le CEVIPOF, dont la centralité dans la sociologie politique française des années 60 à 90 n’est pas à démontrer, Guy a très fortement contribué à la construction de la sociologie électorale telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à récemment, utilisant des sondages confectionnés collectivement (et longuement) par l’équipe de recherche, sur la base d’hypothèses élaborées préalablement à l’aide de dispositifs qualitatifs, et tout particulièrement, d’entretiens non-directifs. Guy venait de la psychologie, et pendant quelques années, avant d’entrer à Sciences Po et au CNRS, il a travaillé comme chargé d’étude et enquêteur, utilisant « l’entretien de motivation » pour le marketing. C’est un peu pour changer des opinions sur les potages en boites qu’il a commencé à démarcher les partis politiques, le P.C. en particulier, pour leur proposer des enquêtes.
Car pour lui, tout est dans tout. Toutes les questions sont bonnes pour accéder au système de représentations d’une personne, les goûts alimentaires comme les choix politiques, dès lors qu’on laisse l’interviewé.e avancer librement dans l’entretien en passant d’une idée à une autre. La technique de l’entretien non-directif, que Guy a enseignée à plusieurs générations de collègues à Sciences Po Paris, consiste à aider l’interviewé.e à explorer et pénétrer en profondeur dans son propre système de représentations, quel que soit le thème utilisé pour y entrer. Pour ce faire, l’enquêteur/rice dispose de quelques techniques – silence, reprise et reformulation – dont la bonne utilisation dépend d’une qualité essentielle : l’écoute. C’est parce que l’interviewé.e se sent écouté.e qu’iel s’autorise à aller plus loin dans l’exploration ouverte par la consigne.
Reste alors, pour analyser le système de représentation de l’enquêté.e, à prendre le temps nécessaire pour dépasser la couche des opinions, accéder aux significations et en reconstruire la structure. Le temps de l’analyse est incompressible. Alors qu’aujourd’hui, l’essentiel des conseils de méthode prodigués aux jeunes chercheuses et chercheurs porte sur « le terrain », pour Guy l’analyse était le nerf de la guerre. Chaque entretien faisait l’objet de longues heures de discussion, le plus souvent avec son collègue et ami Michel Simon, jusqu’à obtenir le schéma qui rende compte de la façon dont sont articulées les significations exprimées en entretien – explicitement mais aussi implicitement. Ces schémas individuels étaient ensuite tout aussi longuement travaillés afin d’identifier les modèles auxquels ils ressortissent, modèles qui renvoient, eux, à des univers socio-culturels caractérisés. Et, selon la même posture scientifique, l’analyse des résultats d’une enquête par questionnaire supposait de prendre son temps et d’explorer minutieusement un jeu de données.
La plupart des témoignages sur Guy le rappellent : il n’était pas seulement un chercheur passionné, c’était aussi un photographe, un peintre, un graveur, un céramiste, un sculpteur. Ce n’était pas un orateur par contre, il se perdait lui-même dans les histoires qu’il racontait, et sa prose, il faut le reconnaître, est parfois rébarbative. Il réfléchissait avec des schémas, des images, plutôt qu’avec des discours. Sa pensée n’était pas linéaire, elle était multi-dimensionnelle – une multi-dimensionnalité qu’on retrouve au cœur des méthodes qu’il a développées, appliquées et transmises. Du côté du qualitatif, on voit comment la notion de système de représentations est en soi une notion dont la dimensionalité n’est limitée que par la capacité du/de la chercheur/euse à dépasser et figurer plus de deux dimensions. Du côté du quantitatif, la pensée multidimensionnelle se retrouve dans l’intérêt passionné qu’il vouait aux échelles d’attitude. Guy racontait à tou.tes ses ami.es ses aventures avec le scalogramme, le test mis au point par Guttman pour lequel il utilisait une drôle de machine avant le développement de l’informatique de bureau. Quand c’est devenu possible, il s’est mis à programmer pour construire des échelles – un programme sous DOS qu’il a utilisé jusqu’à la fin. Guy utilisait rarement la régression, mais adoptait une démarche multi-dimensionnelle progressive et itérative pour maîtriser comment l’ajout d’une dimension explicative enrichissait la compréhension des systèmes d’opinion. S’il était intéressé par l’analyse géométrique des données, sa façon à lui de traiter les sondages consistait à commencer par un tableau croisé puis à introduire, une à une, sans relâche, l’ensemble des variables concernées pour mesurer leurs effets pas à pas.
Son rapport à la technique, qu’il adorait, l’ancrait dans l’univers de l’artisanat dont il se revendiquait, par opposition au milieu des intellectuels. Il n’aimait pas les boites noires que le développement de l’informatique a multipliées, il voulait garder le contrôle de l’analyse, quel que soit le coût en temps et en répétitivité. Guy Michelat était un chercheur, avec la forme de discrétion que cela implique, loin des estrades et des amphithéâtres, loin des effets de mode. Il aimait venir chaque jour au laboratoire, prendre le temps de manipuler longuement les données, trouver des moyens techniques pour faire ce que le papier, le crayon et son cerveau d’humain ne lui permettait pas de faire : reconstruire la complexité et la diversité des systèmes de significations qui président aux choix politiques afin de les expliquer. Avec sa disparition, le monde perd encore un peu d’intelligibilité. Guy nous manque, beaucoup.
Sophie Duchesne et Viviane Le Hay, juillet 2021
[1] Ici c’est bien nous qui parlons puisque Guy est clairement d’une génération antérieure à l’écriture inclusive.
A retrouver aussi…
Hommage à Guy Michelat, par Laurence Bertrand Dorléac, Présidente de la FNSP
Photos bandeau : Portrait de G. Michelat – DR Thomas Arrivé / Sciences Po.
Photos vignettes : Novembre 1999 Trombinoscope CEVIPOF Guy Michelat – DR Service Audiovisuel (DES) / Sciences Po
Mur de Sciences Po pris en photo par Guy Michelat lui-même en mai 1968 – DR Guy Michelat / Sciences Po.