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Hommage à Alfred Grosser (1925-2024)

L’Association Française de Science Politique rend hommage à Alfred Grosser, politiste spécialiste de relations internationales, décédé le 7 février 2024 à l’âge de 99 ans. Un In Memoriam à deux voix à travers les témoignages de Christian Lequesne et de Yves Schemeil qui l’ont très bien connu. Nous les en remercions.

Hommage à Alfred Grosser 
Par Christian Lequesne, professeur de science politique à la FNSP, CERI.

C’est un grand professeur de science politique qui vient de nous quitter. Alfred Grosser avait eu 99 ans le 1er février dernier.

Né en 1925 à Francfort, dans une famille de la bourgeoisie juive, les premiers souvenirs d’Alfred Grosser furent les coups qu’il reçut petit garçon dans la cour de son école parce qu’il était juif. Son père Paul Grosser, professeur de pédiatrie à l’Université de Francfort, fut rapidement privé de sa chaire par la politique d’aryanisation décrétée par les nazis. En 1933, il décidait de s’exiler en France avec son épouse et leurs deux enfants. Son projet était d’y ouvrir un hôpital pour enfants, mais il mourut trois semaines après son arrivée en France. Ne connaissant pas le français, le jeune Alfred fut scolarisé à l’école publique de Saint-Germain-en-Laye. Il avait gardé beaucoup de tendresse pour ses institutrices qui lui apprirent, comme il aimait le dire, que ses ancêtres étaient les Gaulois et Goethe un grand écrivain étranger. Bon élève, le jeune Alfred rattrapa le niveau des élèves français et put poursuivre sa scolarité au collège. Avec sa mère et sa sœur, ils furent naturalisés français en 1937, ce qui ne les préserva pas des persécutions de Vichy, mais du sort encore plus difficile réservé aux juifs étrangers. Parti en juin 1940 à bicyclette avec sa sœur (qui mourra un an plus tard) sur les routes de l’exode, A. Grosser passa les deux parties de son baccalauréat dans le sud de la France, avant de vivre dans la clandestinité à Marseille.

Après avoir tenté sans succès le concours de l’ENS, A. Grosser réussit en 1947 l’agrégation d’allemand et commença une thèse de germanistique, sous la direction du grand germaniste de la Sorbonne, Edmond Vermeil. A. Grosser n’acheva pas sa thèse car il comprit très vite qu’il préférait la science politique. En 1953, il rejoignit Sciences Po, prenant la responsabilité de la section Allemagne au sein du jeune CERI, récemment créé sous la direction de Jean-Baptiste Duroselle grâce à une dotation de la Fondation Rockfeller.  En 1956, A. Grosser devint le directeur du Cycle supérieur d’études politiques de la FNSP. Il le restera jusqu’en 1986. Après avoir soutenu sa thèse de doctorat en science politique sur travaux en 1971, A. Grosser devint professeur des universités à l’IEP de Paris. Il y insuffla à plusieurs générations d’étudiants le goût de la comparaison et de la connaissance des systèmes politiques étrangers. Jusqu’à sa retraite en 1993, il fut un pilier de l’enseignement de la politique étrangère et des questions européennes et internationales. Nous sommes ainsi un certain nombre de politistes à avoir soutenu notre thèse de doctorat sous la direction d’Alfred Grosser. En 1987, Alain Lancelot lui confiait aussi, dans le cycle classique de l’IEP en trois ans, le cours « Grands enjeux du débat politique, économique et social » dans lequel A. Grosser décortiquait chaque semaine, à l’amphi Boutmy, les grands évènements de l’actualité. C’est pendant une séance de ce cours qu’Alain Lancelot vint le 30 novembre 1989 lui apprendre que le Mur de Berlin venait de tomber. Alfred Grosser finit son cours à la hâte avant de rejoindre en moto les studios de Radio France pour commenter l’événement.

Grosser écrivit jusqu’à ce que la maladie ne le lui permit plus. Il aimait plus que tout comme mode d’écriture le livre, qu’il pouvait rédiger en français et en allemand. Il faisait ce travail d’écriture essentiellement entre 5 heures et 8 heures du matin dans le studio-bureau attenant à son appartement. Ses doctorants se souviennent de ses coups de fil vers 8 heures pour parler d’un chapitre, parfaitement en forme alors qu’eux avalaient leur premier café du matin. Son œuvre scientifique fut prolifique. Il y eut bien sûr les livres sur le système politique allemand qu’A.Grosser remettait à jour au gré des changements qui marquaient la République fédérale. Il me raconta, en riant, que Raymond Aron lui dit un jour sur un ton aigre-doux : « Dans le fond, cher Alfred, vous écrivez toujours le même livre sur l’Allemagne ! ». Le coup de griffe était sévère, car A. Grosser fut loin de produire uniquement des livres sur la politique allemande contemporaine. Il laisse une œuvre riche sur la politique étrangère de la France, marquée par deux ouvrages de référence : « La IVème République et sa politique extérieure », puis « La Vème République et sa politique extérieure ». Dans le premier ouvrage, issu d’une enquête par entretiens, A. Grosser montrait, avant Graham Allison, que l’étude de la politique étrangère nécessitait d’ouvrir la boîte noire de l’Etat, afin de rompre avec toute approche monolithique des préférences nationales. A. Grosser écrivit aussi sur les relations internationales, publiant en 1978 un ouvrage de référence sur la relation transatlantique qui connut tout de suite un grand succès : « Les Occidentaux ». A. Grosser laisse aussi un livre sur la méthode comparative en science politique : « L’explication politique » publié en 1972 aux Presses de Sciences Po. Enfin, il fut l’auteur de nombreux essais de morale politique, comme « Le crime et la mémoire », mais aussi une belle autobiographie : « La joie et la mort. Bilan d’une vie ».

Chassé d’Allemagne parce que juif, A. Grosser aurait pu parfaitement se détourner de ce pays après la défaite de 1945. Ce fut tout le contraire. Il devint l’un des grands artisans de la réconciliation franco-allemande. Il comprit que l’Europe et la France ne devaient surtout pas stigmatiser l’Allemagne, mais l’encourager à redevenir un grand pays démocratique. C’est la raison pour laquelle il s’engagea rapidement dans le soutien à la dénazification par la pédagogie et le dialogue. Juste après la guerre, A. Grosser acceptait ainsi d’échanger avec de jeunes allemands qui avaient servi dans la Waffen-SS, lui dont l’oncle et la tante berlinois qu’il avait tant adorés furent gazés à Auschwitz. Le respect dont A. Grosser jouit dans l’Allemagne d’après-guerre est dès lors immense. Grâce à ses livres, à ses prix, mais surtout à ses apparitions régulières à la télévision, il y est un personnage connu. Je me souviens l’avoir accompagné au début des années 2000 à la résidence de l’ambassadeur d’Allemagne à Prague pour un déjeuner organisé en son honneur. Il faisait beau dans la capitale tchèque et de nombreux touristes allemands vaquaient devant ce beau Palais Lobkowicz où s’étaient réfugiés en 1989 des centaines d’Allemands de l’Est voulant partir vers la République fédérale. En arrivant devant les grilles de l’ambassade, nous fûmes littéralement pris d’assaut par la foule des touristes allemands qui voulait saluer et dire un mot à « Herr Professor Grosser ». Il fallut quasiment l’exfiltrer pour ne pas arriver en retard au déjeuner.

Grosser était avant tout un moraliste. Ce n’est pas pour rien que toute sa vie d’intellectuel fut consacrée à se demander ce que signifiaient la haine, la croyance ou encore le pardon. Il détestait plus que tout l’intolérance et l’esprit partisan. Deux choses comptaient en fait pour lui : la défense de l’Etat de droit et la construction de l’Europe. A. Grosser croyait sincèrement à la responsabilité sociale de l’intellectuel et n’aimait pas du tout les universitaires enfermés dans leur tour d’ivoire. C’est la raison pour laquelle il partagea tout au long de sa vie ses réflexions dans les journaux, ayant été un éditorialiste régulier du Monde, de La Croix et de Ouest-France. Agnostique, A. Grosser entretenait des liens étroits avec les milieux catholiques. Il se désolait aussi qu’après la Shoah Israël ne sut pas mieux traiter la question palestinienne. Il était surtout fier de sa citoyenneté française, lui qui était devenu Français en raison des tourments de l’Histoire. Lorsque les débats sur l’immigration se déchainaient, A. Grosser aimait interpeller ses amis sur le ton de la provocation : « Ah mais j’avais oublié que j’étais un immigré. Ne trouvez-vous pas toutefois que la France a eu beaucoup de chance de m’avoir ? ».

L’Association Française de Science Politique peut s’honorer d’avoir compté parmi ses membres Alfred Grosser. La communauté des politistes français garde de lui l’image du grand professeur qui a su éclairer la réflexion sur les relations internationales et la politique comparée, mais qui a su aussi donner aux étudiants l’enthousiasme et les raisons de ne jamais désespérer. Une chaire Alfred Grosser à Sciences Po rappelle son œuvre et son engagement au service de la science politique.

Hommage à Alfred Grosser 
Par Yves Schemeil, professeur de science politique à Sciences Po Grenoble.

Alfred Grosser est parti mais il ne m’a jamais vraiment quitté depuis notre rencontre au cycle supérieur d’études politiques de Sciences Po, en 1970. Je suivais alors plusieurs séminaires remarquables, mais le sien était le cœur de ma formation. Venu de l’économie au milieu d’un groupe très divers dont sont sorties des personnalités aujourd’hui reconnues qu’il a encouragées à s’épanouir avec beaucoup de délicatesse et de jovialité, tout en leur apportant gentiment la contradiction, j’avais besoin d’être inspiré par un politiste établi.

Au cours de ses enseignements il nous rassurait par sa bonhomie, sans nous épargner la longue liste des progrès qu’il nous restait à faire ! Dans la ruche où bourdonnaient des politistes célèbres qui nous impressionnaient tant, il nous apportait la sérénité et nous donnait confiance en nous. Sa curiosité était sans limite et sa modestie étonnante, car il ne parlait jamais de ce qui avait fait sa force d’homme éprouvé par l’Histoire, ce pour quoi il était surtout connu en dehors du microcosme de la rue Saint-Guillaume –notamment ses travaux sur le crime et la mémoire et surtout son engagement dans le Comité de liaison avec l’Allemagne nouvelle (comme l’a souligné Jean Leca). Grâce à lui, nous étions toujours situés dans le présent, invités à comparer nos expériences et les pays que nous connaissions le mieux. Conviés aussi à douter de nos premières explications, forgées à l’attention de nos camarades moins familiers des sociétés dont nous venions.

Toujours douter, comme il l’a exprimé dans un livre qui n’a pas connu le destin qu’il aurait mérité (L’explication politique), dont j’ai fait une relecture récente, surpris par son actualité ; voir quels facteurs explicatifs puissants se cachaient derrière les variables usuelles, sans se référer pour autant aux travaux de Lazarsfeld et de Boudon dont ses collègues nous parlaient abondamment : telles étaient ses deux boussoles. Il n’aimait pas beaucoup les lois générales mais en trouvait quand même sans les chercher – il nous revenait de trouver les nôtres. Il se méfiait à l’inverse des analyses trop spécifiques à un espace-temps particulier – qu’il critiquait sans malice en murmurant : « Ah ! S’il ne fallait parler que de ce qu’on connaît… ». Une de ses anecdotes que j’ai retenue était celle du professeur allemand à qui il tentait d’expliquer dans un compartiment de train entre son pays et la France ce qu’était le MRP et qui, après de gros effort de compréhension de ce parti qu’il pensait exotique, déclarait avec soulagement « Mais c’est comme le Zentrum ! ». Comme le montre cet exemple, comparer ce n’est pas seulement ramener l’inconnu au connu, c’est aussi découvrir les points communs qui dépassent les distinctions élémentaires.

Homme exceptionnel par sa biographie, il ne cherchait pas à l’être par sa science. Je le vois encore nous racontant qu’il taquinait Raymond Aron pour sa propension à regretter de ne pas être un « génie » au sens français du terme (contrairement à Sartre, modèle de l’intellectuel engagé archiconnu partout). Doté de la même lucidité et l’appliquant à lui-même il ne s’en plaignait pas du tout. A voir l’auteur de Paix et guerre entre les nations  aujourd’hui cité par les universitaires du monde entier quand Sartre est passé de mode, on peut se demander si cette définition du génie le rendait si désirable. L’influence exercée sur des esprits ne se mesure pas seulement à la réputation, elle repose d’abord sur la gratitude de celles et ceux qui en ont bénéficié.

S’intéressant à l’épistémologie de la comparaison il m’avait encouragé à travailler sur le Moyen-Orient dont je venais. Il fut à ce titre mon premier directeur de thèse (avant de m’envoyer chez Jean Leca, revenu d’Algérie, plus susceptible de suivre de près mes travaux sur le Liban dont il saisissait mal l’étrangeté). Il partageait avec celui qui était alors un jeune politiste pied-noir grenoblois une double préoccupation pour la science et pour la morale. Son Au nom de quoi ?, paru au moment où je suivais ses enseignements, appliquait à l’éthique les principes de jugement dont il se servait aussi pour évaluer une recherche scientifique. A chaque proposition apparemment convaincante en première lecture il avançait une objection, afin que nous réfléchissions sur sa validité au regard d’autres propositions divergentes. En somme, il se méfiait de toutes les certitudes, qu’elles soient savantes ou éthiques. Cela ne faisait pas de lui un « déconstructeur » avant la lettre, car il n’aimait guère les idéologies. C’était juste un homme qui encourageait à bien réfléchir avant d’avancer un argument auquel il semblait si facile d’adhérer.

En grand pédagogue il appréciait les tableaux à double entrée, les graphiques avec des fléchages, les textes bien structurés. C’est d’ailleurs ce qui le séduisait, en dehors d’écrits plus littéraires voire romanesques – mettre tout à plat, schématiser sa pensée, la rendre accessible aisément au premier regard. Comme l’a dit un autre ancien étudiant, Arnaud Mercier, « son cours hebdomadaire de commentaire éclairé de l’actualité était un pur bonheur, entre l’érudition qu’il mettait au service d’un éclairage historique des faits du moment et son humour aussi malicieux que ravageur pour celles et ceux dont il pointait la vanité, la nullité, les contradictions ».

Dans son bureau, doté d’une gigantesque bibliothèque dont on ne voyait pas de pendant chez ses collègues, les livres qui entraient chassaient inexorablement ceux dont il ne se servait plus, dans un perpétuel renouvellement – alors que j’étais, à l’époque, et je n’étais pas le seul parmi mes semblables, viscéralement attaché au moindre manuscrit, tapuscrit ou ouvrage édité. Je n’ai jamais su s’il s’amusait de mon indignation en m’avouant le traitement selon moi sacrilège qu’il faisait subir à tous ces services de presse ou s’il avait vraiment le sens de l’obsolescence rapide des écrits, qui l’aurait mis une fois encore en avance sur son temps, bien avant Internet.

Un homme carré, physiquement et moralement, un honnête homme cultivé et espiègle qui pensait le monde par comparaisons dans le temps et dans l’espace, entre postulats scientifiques et principes éthiques, passionnément attaché à son métier, s’amusant de la naïveté de ses jeunes étudiants sans abuser de la maturité de ses propres réflexions : tel est le souvenir que j’en garde et qui le rend à mes yeux plus grand encore qu’il n’a pu apparaitre quand il était en pleine activité.

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Images : Wikimedia Commons (photo d’ouverture) et Thomas Arrivé / Sciences Po (photo suivante)