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In memoriam Robert Cox (1926-2018)

Robert W. Cox est décédé le 9 octobre 2018 à l’âge de 92 ans à Waterloo, Ontario, Canada. Il fut l’un des pionniers de la discipline des relations internationales à développer un programme de recherche critique en économie politique internationale.

Dans son ouvrage « International Political Economy: An Intellectual History » Benjamin Cohen le place dans ce qu’il désigne avec humour le Temple de la Renommée des Sept Magnifiques – le seul non-américain avec Susan Strange, aux côtés de Robert Gilpin, Peter Katzenstein, Steven Krasner, Robert Keohane et Charles Kindleberger. Et pourtant, peu de choses le destinaient à une telle carrière, si ce n’est une personnalité hors du commun dans un monde plus ouvert qu’aujourd’hui à des cheminements atypiques.

Né en 1926 dans un milieu de respectabilité sociale de la petite bourgeoisie anglophone démunie de Montréal, Robert Cox décroche une bourse pour des études d’histoire à l’Université McGill et passe les 25 années qui suivent l’obtention de sa maitrise en 1948 à l’Organisation Internationale du Travail à Genève, dont il gravit presque tous les échelons pour finir assistant directeur-général. Il démissionne en 1972 sur désaccord avec sa hiérarchie et rejoint le monde académique, d’abord à Columbia University, puis à York University, Toronto, en tant que professeur de science politique et de pensée politique et sociale. Ce n’est pas la moindre des paradoxes, sachant qu’il n’a jamais suivi un seul enseignement de science politique !

Il faut lire son autobiographie et avoir eu la chance de le côtoyer pour comprendre comment ce solitaire et fugitif des modes intellectuelles s’apparente néanmoins à un ‘étranger universel’ – pour reprendre le titre anglais de cet ouvrage passé largement inaperçu (Universal Foreigner: The Individual and the World, Singapore, World Scientific, 2013). Rattaché très jeune à une organisation internationale, promu en peu de temps à un poste de Chef de Cabinet du Directeur Général de l’OIT, puis à la tête de l’Institut International d’Etudes du Travail qu’il contribue à fonder, Robert Cox a l’occasion de voyager dans le monde entier, à l’Ouest comme à l’Est, au Nord comme au Sud, d’être reçu au niveau des chefs d’Etat et de développer un sens profond de la diversité des valeurs et des perspectives à prendre en compte pour une compréhension des grands enjeux de l’ordre mondial. Son statut de haut fonctionnaire international lui permet de garder un regard critique sur les perspectives nationales, en particulier les puissances dominantes, et appréhender le monde comme un tout à partir d’une perspective universelle. De même que dans sa jeunesse il rallie la cause nationaliste québécoise à l’opposé de sa communauté anglophone de Montréal, il cherche à transcender les points de vue nationaux pour mieux soulever les enjeux de pouvoir dans le domaine du travail et de la production.

Après plusieurs hésitations et offres concrètes à rejoindre un poste professoral dans des universités prestigieuses, Cox fait le pas au début des années 1970. Il quitte l’OIT et peut désormais livrer comme bon lui semble ses analyses – à l’exemple de l’article ‘Labor and Hegemony’ (International Organization, 31 (3) : 1977), le premier à mobiliser ce concept phare de Gramsci pour analyser sous un œil critique les relations entre l’OIT et les Etats-Unis à l’heure où la super-puissance quitte l’organisation pour trois ans. Dans un contexte marqué par une remise en cause en profondeur de l’ordre international, Cox élargit rapidement sa problématique. Il en résulte son ouvrage et ses deux articles les plus célèbres, publiés dans la revue Millennium, éditée par des étudiant-e-s de la LSE où enseigne son amie proche et autre pionnière des approches critiques en économie politique internationale, la regrettée Susan Strange (‘Social Forces, States and World Orders: Beyond International Relations Theory’, Millennium, 10(2), 1981: 126-55 ; ‘Gramsci, Hegemony and International Relations; An Essay in Method’, Millennium 12(1), 1983 : 162-175 ; Production, Power and World Order: Social Forces in the Making of History, New York: Columbia University Press, 1987).

Si les relations sociales de production et, plus largement, les divers rapports de forces sociales se situent au point de départ de son analyse, c’est surtout pour mettre en avant le fait que l’ordre international ne procède ni d’une logique inflexible des Etats, ni d’un déterminisme inhérent au système capitaliste. Avec la notion de « forme d’Etat », il souligne la dimension historiquement et socialement contingente des pratiques étatiques sur la scène internationale. Aussi, la spécificité d’une structure hégémonique de l’ordre mondial, contrairement à sa contrepartie non-hégémonique, repose-t-elle sur sa capacité à limiter les formes d’Etats à celles compatibles avec l’ordre dominant. A la différence de la théorie réaliste et stato-centrique de la stabilité hégémonique, le concept d’hégémonie se situe ici dans une reformulation du matérialisme historique à partir d’une double triangulation : trois catégories de forces – les capacités matérielles, les idées, les institutions – interagissent sur trois niveaux – celui des forces sociales, des formes d’Etat et, last but not least, de l’ordre mondial.

Souvent cité comme père fondateur du courant gramscien en relations internationales, Robert Cox n’a que peu de considération pour un étiquetage aussi étriqué d’une analyse, dont l’ambition est de saisir le monde, ses fondements matériels et idéels, dans leur totalité et leur hétérogénéité. Selon lui, « il n’y a pas grand chose à attendre dans la tentative d’apposer une étiquette sur mon identité intellectuelle » (The Political Economy of a Plural World: Critical Reflections on Power, Morals and Civilization, London: Routledge, 2002: 29). Il ne s’inspire en effet pas seulement de Machiavel, Marx, Gramsci, Weber ou Braudel, mais aussi d’auteurs aussi divers que le philosophe napolitain du XVIIIe siècle Giambattista Vico, du libre penseur français du début du XXe siècle Georges Sorel, du philosophe musulman du XIVe siècle Ibn Khaldun, de l’historien et sociologue canadien Harold Innis, et revient très souvent aux figures tutélaires de sa formation, comme R.G. Collingwood et sa reconstruction des faits historique ou Arnold Toynbee et son étude comparée des civilisations.

Robert Cox ne se contente pas de grandes généralités sur les grandes questions de l’ordre mondial. Avoir été pendant 25 ans aux prises avec les réalités de la diplomatie du travail et du mouvement ouvrier lui permet de saisir en profondeur et avec beaucoup de justesse le sens des enjeux les plus essentiels de l’ordre mondial. Dans les années qui suivent la fin de la Guerre Froide, il dirige notamment un grand projet de recherche financé par l’UNESCO sur le Multilatéralisme dans le système des Nations Unies. Dans cette perspective, le multilatéralisme ne se limite pas à résoudre les problèmes qui se posent aux institutions existantes dans le cadre reconnu du droit international et du nouveau contexte résultant de l’effondrement de l’Union Soviétique. Il peut aussi œuvrer pour l’établissement d’un système de valeur alternatif, dont il voit les rudiments à l’œuvre pour générer, à terme, un monde « post-westphalien » (avec d’autres acteurs légitimes que les seuls Etats), « post-hégémonique » (qui ne dépende pas d’une distribution hiérarchique de la puissance) et « post-global » (qui reconnaît une pluralité de civilisations coexistantes). Dans le prolongement de ce programme de recherche, il met en chantier un ambitieux projet pour la pensée internationaliste critique. Il s’agit désormais de « trouver une nouvelle ontologie de l’ordre mondial » qui dépasse le champ d’étude des relations internationales et de l’économie politique internationale afin « d’envisager une forme plus intégrée de connaissance » (The Political Economy of a Plural World, London: Routledge, 2002:77 et 79).

La réflexion engagée est prémonitoire de l’actualité internationale la plus récente sous les auspices des Trump, Duterte, et autres conséquences du Brexit. Car elle tisse les liens entre la contestation populiste de la mondialisation et la désaffectation croissante de la population vis-à-vis des pouvoirs constitués : « la zone de gris entre l’ordre et le chaos est en train de croitre avec le déclin de la légitimité » (Ibid.:xx). Comment combler ce fossé en construisant un autre ordre plus légitime et susceptible d’associer souveraineté populaire à la reconnaissance de l’Autre ? Fidèle à sa démarche critique, Robert Cox identifie à la fois les limites du possible et les opportunités de transformation progressiste. Il s’appuie sur Vico pour penser l’« histoire naturelle » des cycles de légitimités, illégitimité et nouvelle légitimité au-delà des seules réactions populistes prisonnières de l’ordre ancien. Pour lui, de tels cycles évoluent également selon une succession d’activités clandestines révolutionnaires, de compromis avec certains éléments de l’ordre ancien et d’activités clandestines parasitaires plus ou moins en phase avec l’ordre nouveau.

Hormis quelques développements ultérieurs, cet ambitieux programme de recherche ne s’est malheureusement pas concrétisé. Au début des années 2000, Robert Cox se retire durant plusieurs années du monde académique pour soutenir son épouse Jessie, souffrant d’une maladie dégénérative. Avec grande sagesse et humour, il explique qu’il n’est que trop normal de donner à celle qui a toujours été à ses côtés depuis leurs années d’études à McGill. C’aussi dans ce contexte qu’il débute la rédaction de ses mémoires, en rouvrant les cartons accumulés dans le grenier de son chalet de la Barboleusaz dans les Alpes Vaudoises, construit lors de ses années à l’OIT et resté depuis lors son havre de paix et de créativité. Conçues comme exercice ultime de réflexivité, ses mémoires suivent les modèles de St-Augustin, de Vico et de Teilhard de Chardin pour « montrer comment [son] expérience du monde a influencé sa pensée and comment [sa] compréhension du monde et du mouvement de l’histoire mondiale a évolué » (Universal Foreigner: The Individual and the World, Singapore, World Scientific, 2013 :1).

D’une modestie légendaire, fugitif des modes intellectuelles, Robert Cox avait l’esprit vif et indépendant. Il a marqué un nombre incalculable de personnes dans le monde académique, des organisations internationales et au-delà. Un tel mélange d’ironie joyeuse, d’état d’esprit résolument critique et d’une sorte de subversion toujours dissimulée était vraiment unique. Nos pensées vont à sa compagne Hongying Wang, ses enfants, le reste de sa famille et toutes celles et ceux qui l’ont entouré.

 

Jean-Christophe Graz
Professeur de relations internationales
Institut d’Etudes Politiques, Historiques et Internationales (IEPHI)
Université de Lausanne