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Ronald Inglehart (1934-2021) – In memoriam

Le politiste Ronald Inglehart, considéré comme un des monstres sacrés de la science politique, vient de décéder le 8 mai 2021 à l’âge de 86 ans. L’AFSP lui rend hommage sous la plume de Pierre Bréchon, professeur émérite de science politique à Sciences Po Grenoble.

Ronald Inglehart vient de décéder le 8 mai 2021 à l’âge de 86 ans, au terme d’une vie extrêmement dense d’universitaire et de chercheur en science politique. Auteur de multiples ouvrages et articles, publiés seul ou en collaboration avec d’autres collègues, il est, selon google scholar, le politiste le plus cité dans le monde.

A l’origine, Ronald Inglehart est un européaniste. Il découvre d’abord l’Europe comme boursier Fulbright à l’Université de Leiden et comme militaire envoyé en Europe dans un service d’information à destination des troupes américaines. Il soutient en 1967 une thèse, déjà comparatiste, sur les valeurs des jeunes. Il avait interrogé des lycéens français, allemands, hollandais et britanniques pour comprendre leur faible nationalisme et leur fort soutien à la construction européenne naissante, soutien beaucoup plus important que celui des générations adultes encore marquées par la guerre. Dès la même année, il est enseignant chercheur à l’Université de Michigan où il est resté toute sa vie. Mais en voyageant énormément !

Au printemps 1968, il vient en France pour mieux comprendre la révolte étudiante. A sa demande, l’IFOP pose quelques questions dans un sondage au moment des élections législatives de juin pour appréhender les opinions de l‘ensemble de la population sur ce mouvement[1]. Il en tire notamment un article en français[2], langue qu’il maîtrisait très bien, expliquant que la classe ouvrière n’est plus dominante dans les luttes sociales et que les mouvements sociaux sont désormais initiés par la jeunesse la plus éduquée, qu’il qualifie de « post-bourgeoisie » parce qu’il s’agit très souvent de jeunes de la classe moyenne favorisée[3]. Inglehart oppose aux valeurs nouvelles l’esprit traditionnel d’acquisitiveness (un instinct d’enrichissement, un désir de possession). L’appellation « post-bourgeoise » va très vite être abandonnée au profit de celle de « post-matérialiste »[4]. C’est autour de ce clivage jugé fondamental de valeurs, matérialistes versus post-matérialistes, que la réflexion d’Inglehart sur un demi-siècle va se préciser, se développer et se nuancer.

En travaillant sur le sentiment européen des jeunes, il avait fait la connaissance de Jacques-René Rabier[5], directeur général de l’information de la Communauté économique européenne (CEE), qui croyait beaucoup aux sciences sociales et voulait lancer des enquêtes quantitatives régulières pour mesurer l’attachement à l’Europe des habitants des pays membres de la Communauté. Inglehart va devenir le conseiller scientifique de Rabier pour les enquêtes quantitatives. Il contribue au questionnaire d’une enquête préliminaire en 1970 puis devient un collaborateur direct des Eurobaromètres à partir de 1973-1974.

Il y introduit un indice pour mesurer simplement l’orientation de valeurs des enquêtés à partir d’une question sur les grands objectifs du futur que le pays doit poursuivre de manière prioritaire, deux traduisant des valeurs matérialistes (maintenir l’ordre dans le pays et combattre la hausse des prix) et deux à propos des valeurs post-matérielles (augmenter la participation des citoyens aux décisions du gouvernement et garantir la liberté d’expression). Chaque enquêté pouvant choisir deux items sur quatre, on peut distinguer les matérialistes purs, les post-matérialistes purs et les « mixtes »[6]. Cet indice a été critiqué et du coup complété par d’autres mesures. Mais l’indice initial de base continue d’être présent dans de nombreuses enquêtes internationales. La réplication de ces questions au fil du temps a permis d’analyser l’évolution des systèmes de valeurs selon les générations.

Inglehart va aussi participer aux deux premières vagues de l’enquête sur les valeurs des Européens (EVS, 1981 et 1990)[7]. Son indice de base y figure et un indice plus complet (12 items) est aussi introduit en 1990. Le questionnaire des deux enquêtes sera aussi administré par son intermédiaire aux Etats-Unis, au Canada et dans quelques autres pays développés hors de l’Europe. Il prend néanmoins conscience que, pour valider sa théorie sur les changements de systèmes de valeurs en fonction du développement économique, il conviendrait de disposer d’enquêtes dans des pays moins développés. Il lance donc la World Values Survey (WVS)[8] qui progressivement prend son autonomie par rapport à l’enquête européenne (même si une partie du questionnaire reste identique et permet donc des comparaisons très intéressantes entre de nombreux pays)[9]. Ingelhart a en fait une empathie et un savoir-faire extraordinaire pour convaincre dans de nombreux pays des spécialistes des enquêtes de se lancer dans son projet et parfois les aider à trouver des financements, avec le soutien de grandes fondations. L’enquête WVS a été réalisée au moins une fois dans à peu près 80 pays. Avec l’enquête européenne, 90 % de la population mondiale est couverte, c’est donc le programme d’enquête intégré le plus vaste au monde.

Le premier ouvrage majeur d’Inglehart, The Silent Revolution, qui mobilise notamment les Eurobaromètres et les différentes enquêtes internationales disponibles, est publié en 1977. Il développe une théorie très large du changement de valeurs autour de deux idées fondamentales :

  • Depuis la seconde guerre mondiale, on est entré dans une ère d’abondance où la sécurité alimentaire est garantie à l’essentiel de la population. Il en résulte un changement fondamental de valeurs.
  • Celui-ci ne concerne d’abord que les jeunes générations, éduquées dans ce contexte d’abondance – qui abandonnent donc les premières l’orientation matérialiste traditionnelle au profit du post-matérialisme. Le changement pour l’ensemble d’une société ne se fait que progressivement, au fur et à mesure qu’une « génération de l’ancien monde » disparaît et qu’entre dans la vie active une « génération du nouveau monde ». Cette révolution silencieuse devrait donc s’accélérer : la thèse d’Inglehart est alors à la fois évolutionniste et optimiste. Inglehart prédit en effet l’avènement d’une démocratie participative de citoyens plus éduqués, plus compétents et plus mobilisés.

Les très nombreux articles et ouvrages publiés ensuite par Ronald Inglehart[10] apporteront des compléments et élargissements mais aussi des inflexions importantes. Première inflexion capitale : au lieu de concevoir le changement des valeurs sur un axe unique, il en définit deux à partir des années 1990. L’axe des valeurs « traditionnelles/séculières » permet de situer individus et pays sur une dimension de valeurs correspondant au passage à la société industrielle, alors que l’axe des valeurs « survie/expression de soi » correspond au développement de sociétés postindustrielles et postmodernes[11]. Chacune de ces dimensions est définie par quelques indicateurs. Pour l’axe couvrant les valeurs traditionnelles/séculières, sont retenues l’importance de la religion, les liens entre parents et enfants, la déférence à l’autorité et à la famille traditionnelle, l’attitude à l’égard du libéralisme des mœurs et le degré de nationalisme. Pour l’axe couvrant la dimension survie/expression de soi, est prise en compte l’importance accordée au niveau de vie, à l’ordre public, à la protection de l’environnement, à la confiance à autrui, à la tolérance à l’égard des étrangers et des homosexuels, à l’égalité des genres et à la participation politique.

Définissant deux axes de valeurs, Inglehart peut donc situer les pays dans un plan en deux dimensions et produire pour chaque vague d’enquête une carte culturelle du monde. Ces cartes montrent que si le développement économique transforme – lentement – les valeurs, celles-ci sont aussi dépendantes des cultures nationales. Produites régulièrement depuis plus de vingt ans en fonction des nouvelles enquêtes disponibles, ces cartes se ressemblent beaucoup, ce qui montre le caractère pérenne de ces dimensions. La carte ci-dessous est le plus récente produite.


Source :The Inglehart-Welzel World Cultural Map (version provisoire), d’après la World Values Survey 7 (2017-2021) http://www.worldvaluessurvey.org/  

En haut à droite de la carte se situent les pays protestants, les plus sécularisés et défendant le plus fortement des valeurs d’auto-expression (autrement dit des valeurs d’individualisation[12]). A l’autre extrême on trouve les pays où les demandes d’ordre et de sécurité économique sont les plus développées, de même que les niveaux de religiosité et les valeurs traditionnelles. C’est la zone des pays africains et de religion musulmane.

La modernisation économique joue donc un rôle essentiel dans le rapport des individus à la religion et dans le processus de sécularisation. Elle explique largement l’indifférence religieuse très répandue dans les pays développés, ce qu’Inglehart expose dans plusieurs ouvrages parmi les plus récents[13].

Inglehart est resté toute sa vie adepte d’une vision optimiste de la modernisation, insistant sur le développement croissant de sociétés démocratiques, faites d’expression de ses opinions, de tolérance à l’égard d’autrui, de plus grande égalité entre hommes et femmes, d’autonomie dans les choix individuels, de baisse de la violence sociale et de féminisation des espaces publics, tout cela générant des sociétés où les individus se sentent plus heureux de la vie qu’ils mènent[14].

Cependant, dans la dernière partie de sa vie, Inglehart est devenu moins univoque sur l’évolution de la société. Il reconnaît l’existence de retours en arrière et d’inversion – au moins provisoire – de tendance[15]. Avec les crises économiques[16], le développement n’a continué que pour les catégories favorisées. La sécurité des biens essentiels n’est plus aussi assurée qu’autrefois, ce qui a pu générer une « contre-révolution silencieuse », expression reprise à Piero Ignazi[17]. Au moins provisoirement, les espoirs démocratiques et de plus grande tolérance cèdent la place à des réflexes autoritaires et à la peur de l’étranger, considéré comme un envahisseur. Inglehart était même, ces dernières années, particulièrement critique à l’égard de l’évolution des Etats-Unis[18] où l’intelligence artificielle a détruit de très nombreux emplois, avec une très forte montée des inégalités entre une toute petite élite économique superpuissante et la plus grande partie de la population, plus ou moins paupérisée, connaissant une baisse de l’espérance de vie, des problèmes d’alcool, d’overdoses médicamenteuses et de suicides. Tous ces problèmes permettaient de comprendre la poussée populiste aux Etats-Unis et l’élection de Donald Trump en 2016.

On peut bien sûr discuter les théories d’Inglehart qui sont à la fois très séduisantes et parfois quelques peu irritantes[19]. En tout cas, il restera un monstre sacré de la science politique ayant reçu de nombreux prix et marques de reconnaissance. Il était semble-t-il handicapé par une maladie depuis quelques années, mais ne voulait pas trop la voir : il aura travaillé sur le changement social et celui des systèmes de valeurs dans l’ensemble du monde jusqu’à la fin de sa vie.

Pierre Bréchon

 

[1] Bréchon Pierre, « Mai 1968 : entre opinions de la majorité silencieuse et des minorités actives », Revue politique et parlementaire, 2018, n° 1087-1088, p. 199-208.

[2] Inglehart Ronald, « Révolutionarisme post-bourgeois en France, en Allemagne et aux Etats-Unis », Il Politico, 1971, 36/2, p. 209-238.

[3] Cette lecture des événements de mai 68 a beaucoup d’harmoniques avec celle d’Alain Touraine, Le Mouvement de mai ou le communisme utopique, Seuil, 1968.

[4] Inglehart Ronald, “The Silent Revolution in Europe: Intergenerational Change in Post-Industrial Societies”, American Political Science Review, 65/4, p. 991-1017.

[5] Jacques-René Rabier avait été directeur de cabinet de Jean Monnet au Commissariat général du Plan, avant de le suivre à Luxembourg, puis à Bruxelles. Il est le fondateur des Eurobaromètres et a soutenu dès le début les enquêtes sur les valeurs des Européens. Voir Theys Michel, Jacques-René Rabier, fonctionnaire militant au service d’une certaine idée de l’Europe, Peter Lang, 2017.

[6] Inglehart a cru à une montée très rapide des « post-matérialistes purs ». Aujourd’hui les enquêtes montrent que l’évolution n’est pas si évidente et qu’il y a toujours une majorité de personnes mixtes, voulant à la fois du confort matériel et de la qualité de vie.

[7] Concernant l’histoire de l’enquête EVS, voir www.valeurs-france.fr et https://europeanvaluesstudy.eu/.

[8] Inglehart préside la fédération des pays membres de WVS entre sa fondation en 1988 et 2013.

[9] Voir https://www.worldvaluessurvey.org.

[10] Inglehart, 1993. La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées, Economica, 1993 (traduction de Culture Shift in Advanced Industrial Societies, 1990 ; Modernization and Post-Modernization. Cultural, economic and Political change in 43 Societies, Princeton University Press, 1997 ; Les transformations culturelles. Comment les valeurs des individus bouleversent le monde ?, Presses Universitaires de Grenoble, 2018 (traduction de Cultural Evolution. People’s motivations are changing and reshaping the world, Cambridge University Press, 2018). Inglehart Ronald, Welzel Christian, Modernization, Cultural Change and Democracy: The Human Development Sequence, Cambridge University Press, 2005.

[11] Inglehart Ronald, « Choc des civilisations ou modernisation culturelle du monde ? », Le débat, 1999/3, n° 105, p. 23-54.

[12] L’individualisation peut être définie comme la recherche constante de son autonomie individuelle et doit être bien distinguée de l’individualisme, défini comme la recherche de son intérêt personnel. Cf. Bréchon Pierre, « Individualisation et individualisme dans les sociétés européennes », dans Bréchon Pierre, Gonthier Frédéric (dir.), Les valeurs des Européens. Evolutions et clivages, Armand Colin, 2014.

[13]Notamment Norris Pippa, Inglehart Ronald, Sacred and Secular. Religion and Politics Worldwide, Cambridge University Press, 2004 et 2011; Inglehart Ronald, Religion’s Sudden Decline: What’s Causing it, and What Comes Next?, Oxford University Press, 2021.

[14] Il avait déjà évoqué l’évolution du sentiment de bonheur dans Ingelhart Ronald, Rabier Jacques-René, « Du bonheur…Les aspirations s’adaptent aux situations » Futuribles,1984, n° 80, p. 29-57 et « Du bonheur… Sentiment personnel et norme culturelle », Futuribles, 1984, n° 81, p. 3-34. Il y revient au chapitre 8 des Transformations culturelles, op. cit.

[15] Norris Pippa, Inglehart Ronald, Cultural Backlash. Trump, Brexit, and Authoritarian Populism, Cambridge University Press, 2019.

[16] Il évoque la question de l’effet des crises économiques une première fois dans « Le post-matérialisme face à la crise », « Futuribles, 1982, p. 55-83, article traduit de: « Post-Materialism in an Environment of Insecurity », American Political Science Review, 1981, 75/4, p. 880-900. Les crises entraînent surtout des effets provisoires de période.

[17]Ignazi Piero, « The Silent Counter Revolution », European Journal for Political Research, 22/1, p. 3-34.

[18] Voir Inglehart Ronald, Les transformations culturelles, chapitre X, op. cit.

[19] Notamment sa vision de l’évolution de l’humanité est plutôt simpliste et le premier Inglehart semble trop optimiste. Il ne voyait pas que la sécurité existentielle ne suffit pas à éliminer les frustrations et à faire disparaître le matérialisme. Cf. Bréchon Pierre, « L’évolution des valeurs. A propos du livre de Ronald Ingelhart. Les transformations culturelles. Comment les valeurs des individus bouleversent le monde ? », Futuribles, janvier-février 2019, n° 428, p. 17-31.

 

(Photo : LSA Political Science – University of Michigan https://lsa.umich.edu/polisci/people/emeriti/rfi.html)