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Le groupe de recherche AFSP Politiques de l’environnement lance un appel à communications pour des journées d’études organisées les 3 et 4 juin 2024 à Varen (Tarn et Garonne) sur le thème « Construire des méthodes d’enquête pour une sociologie politique plus-qu’humaine ». La date limite est fixée au 19 janvier 2024.
Ainsi que le soulignent les théories écomarxistes, écoféministes ou décoloniales, le « grand partage » (Latour 1991) sur lequel s’est édifiée la modernité occidentale est producteur de hiérarchies et de rapports de domination (Merchant 1980, Moore 2015, Ferdinand 2019). En frappant d’insignifiance les corps subalternes (féminins et/ou racisés), cette « fracture coloniale » entre nature et culture les a maintenus dans les « cales de la modernité » (Ferdinand 2019 : 32). De même, l’exploitation des vivants non-humains à l’heure du Capitalocène institue des hiérarchies entre les espèces nobles à préserver au bénéfice d’une minorité et les organismes vivants à mettre au travail. Sols et animaux d’élevage deviennent ainsi des forces productives mises au service de la satisfaction de nos besoins sociaux (Jarrige 2023), suivant une logique prédatrice qui finit par les épuiser (Coulter 2015, Guillibert 2023). La crise écologique plonge ses racines dans des rapports d’exploitation qui ne se limitent donc pas aux relations inter-humaines. Dès lors, produire une sociologie politique des ressorts de cette crise et de notre (in)action collective n’invite-t-il pas à bâtir une sociologie plus-qu’humaine ?
De fait, de nombreux travaux en sciences humaines et sociales qui portent sur des questions environnementales élargissent les collectifs qu’ils étudient au-delà des seuls humains, habituellement au cœur de leur objet. Sols, lichen, chiens, phoques… les sciences humaines et sociales sont désormais peuplées d’un bestiaire varié mais aussi d’entités végétales et minérales, de polluants et de déchets, qui ont largement redéfini leurs objets. Cet engouement, porté par la popularité grandissante de nouvelles philosophies de la nature (Morizot 2016, Despret 2019), est mû par l’urgence de penser les crises climatiques et environnementales contemporaines. S’il fait aujourd’hui l’objet d’âpres débats (Malm 2020), cet engouement n’est pas totalement nouveau. Étudier ce qui compose des mondes (Descola 2014) est au cœur du projet de l’anthropologie. Les géographes, notamment dans la continuité des travaux de David Harvey, ont aussi largement questionné les liens entre accumulation capitaliste, utilisation de l’espace et extraction de ressources naturelles (Bakker & Bridge 2006, Eckers & Prudham 2017). La sociologie rurale, en particulier lorsqu’elle traite de l’élevage (Porcher 2011) ou de la chasse (Pelosse 1993, Baticle 2013), mais aussi la sociologie des sciences et la sociologie de l’environnement ont depuis longtemps intégré à leurs travaux des entités non-humaines, tels que les coquilles Saint-Jacques, des neutrinos et des vaches têtues. En science politique néanmoins, les publics des politiques publiques restent encore largement humains, tout comme celles et ceux qui exercent, subissent ou contes-tent les rapports de pouvoir.
La portée heuristique de cette ouverture des collectifs étudiés à des entités autres-qu’humaines est aujourd’hui de plus en plus discutée et bien acceptée dans certains pans des sciences sociales. Elle pose néanmoins un certain nombre de questions méthodologiques que nous voudrions aborder dans le cadre de ces journées d’études. Certaines de ces questions exacerbent des préoccupations relativement classiques, d’autres soulèvent des problématiques nouvelles. L’observation ethnographique a été largement plébiscitée pour étudier des collectifs plus-qu’humains ; la compréhension des entités non-humaines pose cependant la question des manières de saisir et d’objectiver les relations socio-écologiques qu’entretiennent les êtres humains et entités plus-qu’humaines (Kohn 2013, Lien & Pálsson 2021, Rivera Andía 2019). D’autres méthodes, fondées par exemple sur la cartographie, l’usage de bases de données naturalistes ou la collaboration transdisciplinaire avec les sciences de la nature ont aussi permis d’étudier des êtres avec qui le partage d’un langage commun est particulièrement limité lorsqu’il n’est pas totalement inexistant (Benhammou 2017, Chanteloup et al. 2016). Trois axes de réflexion sont proposés pour explorer collectivement ces questions.
Premier axe : construire son objet de recherche et choisir son terrain d’enquête
Étudier les phénomènes sociopolitiques en prenant comme objet des collectifs plus-qu’humains pose des défis méthodologiques considérables. L’une des difficultés est de construire un protocole méthodologique robuste qui permette de saisir les interdépendances entre humains et non-humains sans négliger l’étude de la structuration et de la reproduction des rapports de pouvoir (entre humains et entre humains et vivants non-humains). Comment construire son objet de recherche et à partir de quelles hypothèses ? Selon quels critères scientifiques opérer la sélection de ce que l’on souhaite étudier (humains, non-humains, objets, matériaux, particules…) et comment construire des catégories intelligibles et heuristiques ?
L’intégration dans les collectifs étudiés d’entités autre-qu’humaines repose une autre question méthodologique classique : celle de la taille du groupe étudié et de l’échelle à laquelle on l’étudie. Focalise-t-on l’étude à l’échelle de quelques individus, humains et non-humains, bien identifiés ? Ou observe-t-on l’interaction entre des humains et leur environnement, une population animale ou un taxon particulier ? La sociologie de l’élevage a ainsi par exemple montré comment les rapports aux animaux changent en fonction du fait qu’ils possèdent un nom, qu’ils soient identifiés par un numéro ou une expression particulière, ou qu’ils ne soient pas différenciés les uns des autres. Cet enjeu d’échelle conditionne pour partie la nature des interactions observables entre humains et non-humains. Aussi, les catégories de « non-humain » ou « autre-qu’humain » sont sans doute bien trop englobantes et les méthodes d’étude des interactions plus-qu’humaines doivent être adaptées en fonction de l’ouverture des collectifs plus-qu’humains : ethnographier les rapports à l’environnement, à des animaux domestiques, à l’océan, un champignon ou un robot demande sans doute d’adopter des méthodes différentes.
Deuxième axe : rendre visible la matérialité écologique
Si l’histoire environnementale ou la sociologie de l’environnement restituent bien l’influence de la matérialité écologique sur le monde social à partir d’archives (Quenet, 2015), d’entretiens et d’observations, par exemple auprès d’habitant.e.s de territoires industrialisés (Gramaglia, 2023), la science politique est susceptible de s’intéresser à des institutions politiques et à des systèmes décisionnaires qui sont moins en contact direct avec la matérialité écologique. Celle-ci affecte pourtant la mise en œuvre des politiques publiques ; ses « débordements », qu’ils soient viraux ou climatiques, recomposent les rapports de pouvoir et ébranlent parfois les institutions.
Une sociologie politique plus-qu’humaine a donc pour chantier de rendre visible la matérialité écologique et ses effets sur le monde sociopolitique. Pour cela, elle peut s’inspirer des autres disciplines pour repenser les méthodologies et ses questions de recherche. Une première piste pourrait être le re-cours aux données en sciences de la vie et de la terre. Mais dans quelle mesure peut-on les considérer comme des données brutes sur lesquelles construire ses résultats ? Quel statut leur accorder dans la construction des hypothèses et dans l’enquête de terrain ? Une seconde piste pourrait être de partir des perturbations, ou des épreuves, que l’environnement ou différents collectifs non-humains imposent aux agendas politiques. Si l’étude des porte-paroles a permis de faire entendre la voix de différentes entités non-humaines dans la mise à l’agenda de certaines questions (Callon 1986), d’autres manières d’étudier la manière dont les institutions composent avec des autres-qu’humains sont sans doute possibles.
Troisième axe : ethnographier des collectifs plus-qu’humains
Qu’observer lorsqu’on cherche à intégrer des entités autres-qu’humaines à nos objets d’études ? Étudie-t-on des humains qui interagissent avec ces entités ? Les relations entre humains et non- humains ? Les signes qu’ils s’échangent ? La réciprocité éventuelle du pouvoir ? Ces interrogations réactualisent la vieille question de ce que note l’ethnographe lors d’une séance d’observation. Elles interrogent également la place que l’on accorde aux savoirs naturalistes et autochtones dans la description ethnographique. Depuis le tournant ontologique (Descola 2005), les anthropologues ont tendance à se tenir à distance de ces discours et représentations naturalistes. D’autres, dans le sillage des science & techno-logy studies, ont au contraire engagé des recherches transdisciplinaires avec les sciences de la nature. Une autre manière de saisir ce qui se joue dans une relation entre des humains et d’autres entités consiste ainsi à travailler avec des chercheur.euses en science de la nature qui ont développé des outils spécifiques pour cela.
L’engouement pour l’ethnographie multispécifique (Kirksey & Helmreich 2010, van Dooren, Kirksey & Münster 2016) repose également la question de la place de l’observateur.rice dans la production de matériaux empiriques. Certain.es ont ainsi pu utiliser des formes d’auto-ethnographie (Haraway 2007) et ont placé alors leurs propres relations avec différentes entités au cœur de leur travaux. Se pose notamment la question de la place accordée aux corps sensibles, et en particulier à l’observation et l’enregistrement de nos propres perceptions et réactions corporelles, pour saisir ce qui se joue à l’interface de logiques sociales (systèmes productifs, organisation du travail, urbanisme) et de processus biophysiques (migration de particules toxiques, élévation des températures, désertification).
Plus généralement, sur quels outils l’ethnographie sensible peut-elle s’appuyer pour saisir ces trans-formations plus-qu’humaines ? Différentes formes d’enregistrement, notamment vidéo (Fijn 2007), sont parfois utilisées afin de pouvoir saisir à plusieurs et à plusieurs reprises ce qui se donne à voir. Des recherches mobilisent aussi d’autres expériences sensibles que la vue telles que le toucher (Puig de la Bellacasa 2009). D’autres mettent à l’honneur l’audition en tant qu’expérience sensible de l’environnement et ses transformations, tant par l’ethnographe que par ses enquêté-es, à travers des formes d’ethnographie sonore (Peterson et Brennan 2020). Ces possibilités ouvrent dès lors d’autres questions sur la place de ces enregistrements dans la relation d’enquête.
Les propositions de communication (6000 signes max) sont à envoyer à polenv@protonmail.com avant le 19 janvier 2024. Les travaux des doctorant.es et jeunes chercheur.es seront particulièrement appréciés. Une réponse sera donnée début février.
Les communications rédigées (env. 20 000 signes) des communicant.es retenu.es sont attendues pour le 3 mai. Les frais de déplacement, d’hébergement et les repas des communicant.es seront pris en charge – dans leur totalité ou en partie – en fonction des situations de chaque participant.e.
Le comité d’organisation est composé de Doris Buu-Sao, Leny Patinaux, Frédéric Nicolas, Renaud Hourcade et Clémence Guimont.
Bibliographie
Bakker, K., & Bridge, G. (2006). Material worlds? Resource geographies and the ‘matter of nature’.
Progress in Human Geography, 30(1), 5-27.
Baticle, C. (2013). La corporéité cynégétique. Une démarche territoriale entre symbolique locale et spatialité animale. Carnets de géographes, (5).
Benhammou, F. (2009). Renouveler l’approche géographique en environnement : l’ours des Pyrénées, entre territoires et géopolitique. In Frioux, S., & Pépy, É. (Eds.), L’animal sauvage entre nuisance et patrimoine : France, XVIe-XXIe siècle. Lyon : ENS Éditions.
Callon, M. (1986), Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc. L’année sociologique, 36, 169- 208.
Chanteloup, L., Perrin-Malterre, C., Duparc, A. & Loison, A. (2016). Quels points de vue sur les es-paces partagés entre humains et animaux sauvages ?. Espaces et sociétés, 164-165, 33-47.
Coulter K. (2015), Animals, Work, and the Promise of Interspecies Solidarity, Houndmills, Basing-stoke, Hampshire; New York, Palgrave Macmillan.
Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard.
Descola, P. (2014). La Composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier. Paris : Flam-marion.
Despret, V. (2019). Habiter en oiseau. Arles : Actes Sud.
Ekers, M., & Prudham, S. (2017). The Metabolism of socioecological fixes: Capital switching, spatial fixes, and the production of nature. Annals of the American Association of Geographers, 107(6), 1370-1388.
Ferdinand, M. (2019). Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Paris : Le Seuil.
Fijn, N. (2007). Filming the significant other: human and non-human. The Asia Pacific Journal of An-thropology, 8(4), 297-307.
Gramaglia, C. (2023). Habiter la pollution industrielle. Expériences et métrologies citoyennes de la contamination. Paris : Presses des Mines.
Guilibert, P. (2023). Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail. Paris : Éditions Amster-dam.
Haraway, D. (2007). When Species Meet. Minneapolis: University of Minnesota Press.
Jarrige, F. (2023). La Ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité. Paris : La Dé-couverte.
Kirksey, S. E., & Helmreich, S. (2010). The Emergence of multispecies ethnography. Cultural an-thropology, 25(4), 545-576.
Kohn, E. (2013). How forests think: Toward an anthropology beyond the human. Berkeley : University of California Press.
Latour, B. (1991). Nous n’avons jamais été modernes: essai d’anthropologie symétrique. Paris : La Découverte.
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Malm, A. (2020). The Progress of The Storm : Nature and Society in a Warming World. Londres : Verso.
Merchant, C. (1980). The Death of Nature: Women, Ecology, and the Scientific Revolution. New- York : Paperback.
Morizot, B. (2016). Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant. Marseille : Éditions Wildproject.
Moore, J. W. (2015). Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital. Londres : Verso.
Pelosse, V. (1993). Construction de l’animal cynégétique. Mouflons et sangliers en Languedoc.
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Peterson M. et Brennan V. (2020), “A sonic ethnography: listening to and with climate change”,
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Porcher, J. (2011). Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle. Paris : La Découverte.
Puig de La Bellacasa, M. (2009). Touching technologies, touching visions: The reclaiming of sensorial experience and the politics of speculative thinking. Subjectivity, 28, 297-315.
Quenet, G. (2015). Versailles, une histoire naturelle. Paris : La Découverte.
Rivera Andía, J. J. (2019). Recent methodological approaches in ethnographies of human and non- hu-man Amerindian collectives. Reviews in Anthropology, 48(1), 38-56.
van Dooren, T., Kirksey, E., & Münster, U. (2016). Multispecies studies: Cultivating arts of atten-tiveness. Environmental Humanities, 8(1), 1-23.
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