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CM 4

Enquêter sur les violences

Investigating Political Violence 

Responsables scientifiques :

Vanessa Codaccioni (Université Paris 8, CRESPPA-CSU) Vanessa.codaccioni@univ-paris8.fr
Isabelle Sommier (Université Paris 1, CESSP) Isabelle.Sommier@univ-paris1.fr

Se voulant une discussion méthodologique, cette semi-plénière va s’attacher à mettre en lumière les méthodes d’analyse de la violence politique, et les sources la permettant, qu’il s’agisse de sources policières et judiciaires, médiatiques ou visuelles. A partir d’enquêtes menées sur différents objets (les gilets jaunes, l’ultra gauche, les sorties de conflit, les violences politiques de manière générale en France), elle interrogera les ressources et contraintes offertes par la quantification, le recours aux documents institutionnels, ou l’ethnographie.

Centrale en sciences humaines (philosophie et psychologie), la violence a longtemps échappé aux sciences sociales, histoire mise à part, et singulièrement en France du fait d’une sociologie axée sur la reproduction plutôt que sur celle du conflit. L’une des raisons principales de cette négligence tient au défi méthodologique qu’elle représente en raison des enjeux entourant sa définition même, de l’accès au terrain, des questions d’ordre épistémologique et éthique qui lui sont inhérentes, etc. La difficulté a été accentuée par le grand schisme opéré au cours des années 1970 entre d’un côté, la sociologie des mouvements sociaux, plutôt tournée sur les engagements a-violents, de l’autre les études sur le « terrorisme ». Tandis que la première, avec son paradigme de l’acteur rationnel sous-jacent aux théories de la mobilisation des ressources puis du processus politique, tend à gommer toute spécificité et même tout effet au recours à la violence, les secondes se sont longtemps complu dans la comptabilité macabre des victimes et/ou dans la recherche de profils psychiatriques types d’un activisme ne pouvant être, à leurs yeux, que pathologique (Sommier 2012).

La convergence parallèle de ces traditions d’analyse autour des processus de radicalisation depuis le début des années 2000 s’est traduite sur le plan empirique par le recours aux récits de vie. Ils ont permis des avancées heuristiques majeures au premier rang desquelles de dé-exceptionnaliser l’engagement violent, à la fois en insistant sur sa variabilité contextuelle mais aussi sur son inscription dans un militantisme dont la violence n’est que l’une des dimensions (Codaccioni, 2013). Mais qu’en est-il de la violence dans sa matérialité même, à la fois pratique et sensible, dès lors qu’on entend par celle-ci des « actes qui atteignent directement l’intégrité corporelle » d’autrui (Claverie, Jamin & Lenclud 1984, 15) – d’où l’attention portée à leurs conséquences – et, devrions-nous ajouter, qui engagent l’intégrité corporelle et affectuelle de leurs auteurs ? Comment analyser la violence comme expérience ? Cette double entrée renvoie schématiquement à deux sortes de sources :

1) des sources officielles avec lesquelles « il faut faire », mais jusqu’où et comment ? Nous pensons par exemple au recours aux dossiers judiciaires, croissant depuis la mobilisation des Gilets jaunes et plus largement le processus de judiciarisation des mouvements sociaux, ou aux récits d’atrocités qui jalonnent les procédures de sortie de conflit (Lefranc, 2022) ? Comment travailler sur ces sources institutionnelles et parfois émanant d’institution comme la police ou la justice dont l’objectif est, précisément, de réprimer la violence militante ? A partir de ces sources, ou de la presse, est-il légitime de quantifier la violence sans verser dans le positivisme le plus plat ou le plus normatif, sachant que l’opération même de quantification suppose un processus de qualification ? Quelles distances avoir vis-à-vis des bases statistiques officielles (Jaspard 2003, Sommier, 2021) ?

2) des données alternatives mobilisées voire produites par la chercheuse ou le chercheur pour comprendre ce qui se joue dans le recours à la violence. Il en va ainsi, depuis l’œuvre princeps de Randall Collins poursuivie par Anna Nassauer, de la sociologie visuelle, dont l’objectif est de séquencer la dynamique confrontationnelle en manifestation par exemple, mais aussi du recours croissant à l’ethnographie, sur les Gilets jaunes, les Blacks blocs ou encore les émeutes urbaines (Kokoreff, 2008, Dupuis-Déri, 2016).

Cette discussion méthodologique espère ainsi contribuer à une « épistémologie de la description de la violence » (Tracés, 2010, 8), et à engager une réflexion sur nos pratiques de recherche dès lors qu’elle porte sur un sujet objet de diverses stratégies de politisation et de scandalisation (Offerlé, 1998).

 

Central to the human sciences (philosophy and psychology), violence has long eluded the social sciences, apart from history, and particularly in France due to a sociology focused on reproduction rather than conflict. One of the main reasons for this neglect is the methodological challenge it represents, given the issues surrounding its very definition, access to the field, the epistemological and ethical questions inherent in it, and so on. The difficulty was accentuated by the great schism in the 1970s between, on the one hand, the sociology of social movements, which tended to focus on a-violent commitments, and, on the other, studies of « terrorism ». While the former, with its paradigm of the rational actor underlying theories of resource mobilization and then of the political process, tended to erase any specificity or even effect of the use of violence, the latter long indulged in the macabre accounting of victims and/or the search for typical psychiatric profiles of an activism that, in their eyes, could only be pathological (Sommier 2012).

The parallel convergence of these analytical traditions around radicalization processes since the early 2000s has led to the empirical use of life stories. They have enabled major heuristic advances, foremost among which is the de-exceptionalization of violent engagement, both by insisting on its contextual variability and on its inclusion in a militancy of which violence is only one dimension (Codaccioni, 2013). But what of violence in its very materiality, both practical and sensitive, when we understand it to mean « acts that directly affect the bodily integrity » of others (Claverie, Jamin & Lenclud 1984, 15) – hence the attention paid to their consequences – and, we might add, that engage the bodily and affectual integrity of their perpetrators? How can we analyze violence as an experience? Schematically, this double entry point refers to two kinds of sources:

1) official sources that « have to be dealt with », but up to what point and how? We’re thinking, for example, of the recourse to court records, which has been growing since the Yellow Vests mobilization and more broadly the process of judicialization of social movements, or the atrocity accounts that punctuate post-conflict procedures (Lefranc, 2022)? How can we work with these institutional sources, sometimes emanating from institutions such as the police or the justice system, whose aim is, precisely, to repress militant violence? From these sources, or from the press, is it legitimate to quantify violence without lapsing into the flattest or most normative positivism, bearing in mind that the very operation of quantification presupposes a process of qualification? How can we distance ourselves from official statistical bases (Jaspard 2003, Sommier, 2021)?

2) alternative data mobilized or even produced by the researcher to understand what is at stake in the use of violence. This has been the case since Randall Collins’ seminal work, continued by Anna Nassauer, with visual sociology, whose aim is to sequence confrontational dynamics in demonstrations, for example, but also with the growing use of ethnography on the GJs, the Blacks blocs, urban violences (Kokoreff, 2008, Dupuis-Déri, 2016).

This methodological discussion thus hopes to contribute to an « epistemology of the description of violence » (Tracés, 2010, 8), and to initiate a reflection on our research practices when dealing with a subject that is the object of various strategies of politicization and scandalization (Offerlé, 1998).

 

REFERENCES

Codaccioni Vanessa, « Expériences répressives et (dé)radicalisation militante. La variation des effets de la répression sur les jeunes membres du Parti communiste français (1947-1962) », Cultures&Conflits, n°89, 2013, pp. 29-52.

Chauvaud, Frédéric (dir.), La dynamique de la violence. Approches pluridisciplinaires, Rennes, PUR, 2010.

Claverie, Élisabeth, Jean Jamin & Gérard Lenclud, « Une ethnographie de la violence est-elle possible ?», Études rurales : Ethnographie de la violence, n° 95-96, 1984, p. 9-22.

Collins Randall, Violence. A Micro-sociological Theory, Princeton University Press, 2008.

Dupuis-Déri, Francis, Les Black Blocs (Nouv. éd. augm.), Montréal, Lux Éditeur, 2016.

Jaspard, Maryse, et al. « Violences vécues, fantasmes et simulacres. Comment analyser les violences envers les femmes », Nouvelles Questions Féministes, vol. 22, n° 3, 2003, p. 72-81.

Kokoreff, Michel, Sociologie des émeutes, Paris, Payot, 2008.

Naepels, Michel, « Quatre questions sur la violence », L’Homme, n° 177-178, 2006, p. 487-495.

Nassauer, Anne,  Situational Breakdowns: Understanding Protest Violence and other Surprising Outcomes. New York: Oxford University Press, 2019.

Offerlé, Michel, Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1998.

Sommier, Isabelle, « Engagement radical, désengagement et déradicalisation. Continuum et lignes de fracture », in Lien social et Politiques, n° 68, 2012, p. 15-35.

Sommier, Isabelle, Violences politiques en France de 1986 à nos jours, en collaboration avec Xavier Crettiez et François Audigier, Presses de Sciences Po, 2021.

Tracés, « Décrire la violence », n° 19, 2010.

Mercredi 3 juillet 2024 de 11h à 13h

Vanessa Codaccioni, Professeure au département de science politique de l’Université Paris 8, CRESPPA-CSU

Francis Dupui-Déri, Professeur au département de science politique, UQAM

Michel Kokoreff, Professeur au département de sociologie de l’Université Paris8, CRESPPA-GTM

Sandrine Lefranc, Directrice de recherche CNRS, Centre d’études européennes et de politique comparée

Isabelle Sommier, Professeure au département de science politique, Université Paris 1, CESSP

CODACCIONI Vanessa Vanessa.codaccioni@univ-paris8.fr

DUPUI-DÉRI Francis dupuis-deri.francis@uqam.ca

KOKOREFF Michel michel.kokoreff@univ-paris8.fr

LEFRANC Sandrine sandrine.lefranc@sciencespo.fr

SOMMIER Isabelle Isabelle.Sommier@univ-paris1.fr