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La liberté académique en France : état des lieux et perspectives

Academic Freedom in France: current situation and outlook

Responsable scientifique :

Delphine Dulong (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne- CESSP) delphine.dulong@univ-paris1.fr

Les atteintes à la liberté académique se multiplient partout dans le monde y compris dans les démocraties comme la France. Loin d’être conjoncturelles, elles s’enracinent dans certaines évolutions qui structurent aujourd’hui les sociétés contemporaines – la numérisation des sociétés, la judiciarisation des relations sociales, l’essor du New Management Public – et entravent de plus en plus les métiers de la recherche. Quelles sont ces entraves ? Comment s’organiser pour y remédier ?

Les atteintes à la liberté académique se multiplient partout dans le monde et la France n’y échappe pas (Duclos et Fjeld 2019). Les récentes polémiques sur « la théorie du genre », « l’islamo-gauchisme » ou le « wokisme » en attestent. Elles ne sont pas que des manifestations conjoncturelles de la censure politique ou de paniques morales mais sont liées à certaines évolutions propres aux démocraties contemporaines : la numérisation des sociétés, la judiciarisation des relations sociales, l’essor du New Management Public. Aucune de ces évolutions n’est propre au monde de l’ESR mais toutes l’impactent de plus en plus fortement.

Outre le fait que la toile est un espace propice au harcèlement, l’explosion quantitative des données numériques s’est accompagnée de leur marchandisation, conduisant les pouvoirs publics à réguler ce nouveau marché du Big Data. Charte européenne du chercheur (2005) ou FAIR (2616) – i.e. Findable, Accessible, Interoperable, Reusable – gestion des données scientifiques aux Etats-Unis, Paquet européen de protection des données personnelles (2018), Loi Informatique et libertés (2019) sont autant de textes énonçant de nouvelles règles pensées pour la bio-médecine et que des comités d’éthiques de plus en plus nombreux s’efforcent d’imposer aujourd’hui aux SHS sans chercher à les adapter (Fassin 2008). Or ces règles éthiques sont largement incompatibles avec la démarche ethnographique, l’enquête prosopographique ou encore l’étude de certains terrains sur lesquels la recherche ne peut avancer qu’en étant pour partie masquée (Genèses 2022/4).

Cette « institutionnalisation de l’éthique » alimente par ailleurs une tendance à la judiciarisation de la recherche (Neyrat et Laurens, 2010). Si l’on est encore loin du phénomène des « SLAPP » à l’américaine (Strategic Lawsuit Against Public Participation) ou des incarcérations arbitraires des régimes autoritaires (Frangville et alii 2021), le renforcement du pouvoir exécutif en Europe combiné à la normalisation de l’État d’exception instaure à bas bruit un climat de suspicion qui favorise la censure (Hénette-Vauchez 2022). En atteste la multiplication des fameuses procédures « baillons » qui prennent le plus souvent la forme de poursuites en diffamation. Cette judiciarisation de la recherche épuisent les finances déjà maigres des institutions de l’ESR et risque à terme d’éloigner ses membres de toute participation au débat public au moment même où la désinformation plus ou moins planifiée devient monnaie courante.

On ne comprendrait toutefois pas entièrement les effets de cette judiciarisation sans un autre phénomène, indépendant des précédents mais néanmoins convergeant : la managerialisation de l’ESR. Depuis la stratégie de Lisbonne, l’enseignement et la recherche sont de plus en plus arrimés à des problématiques, des objectifs et des pratiques définis en dehors d’eux (Bruno 2008). C’est en fait toute leur économie générale, depuis la conception initiale des programmes, en passant par les manières d’évaluer,  jusqu’à la diffusion publique des résultats de la recherche qui s’en trouve bouleversée (Aldrin, Fournier, Geisser et Mirman 2022). Au nom de la « modernisation » des institutions et de la « réussite » des étudiants, les enseignant·e·s chercheur·se·s sont de plus en réduit·e·s au rôle d’auxiliaires des pouvoirs publics ou des entreprises. Outre que le surcroit des tâches bureaucratiques qui en résulte en démoralise plus d’un·e, ces nouvelles injonctions managériales incitent les administrations à la prudence et les prétendants au métier, plus vulnérables, à jouer le jeu.

Cette semi-plénière a ainsi pour objet de faire le point sur les différentes formes d’entrave à la liberté académique en France et invite à la réflexion collective autour des moyens de la défendre au mieux.

 

Attacks on academic freedom are on the increase throughout the world, and France is no exception (Duclos and Fjeld 2019). The recent controversies over « gender theory », « Islamo-Gauchism » and « Wokism » bear witness to this. They are not just short-term manifestations of political censorship or moral panic, but are linked to certain developments specific to contemporary democracies.

In addition to the fact that the web is a breeding ground for harassment, the quantitative explosion in digital data has been accompanied by its merchandization, leading public authorities to regulate this new Big Data market. The European Charter for Researchers (2005) or FAIR (2616) – i.e. Findable, Accessible, Interoperable, Reusable – management of scientific data in the United States, the European Personal Data Protection Package (2018), the Data Protection Act (2019) are all texts setting out new rules designed for biomedicine and which an increasing number of ethics committees are now trying to impose on the social sciences and humanities without trying to adapt them (Fassin 2008). However, these ethical rules are largely incompatible with the ethnographic approach, prosopographical research or the study of certain fields in which research can only advance by being partly hidden (Genèses 2022/4).

This “institutionalisation of ethics” is also fuelling a trend towards the judicialisation of research (Neyrat and Laurens, 2010). While we are still a long way from the phenomenon of American-style SLAPPs (Strategic Lawsuit Against Public Participation) or the arbitrary imprisonment of authoritarian regimes (Frangville et alii 2021), the strengthening of executive power in Europe combined with the normalisation of the state of emergency is quietly creating a climate of suspicion that encourages censorship (Hénette-Vauchez 2022). This is evidenced by the proliferation of the notorious « gagging » procedures, which most often take the form of libel suits. This judicialisation of research is a drain on the already meagre finances of higher education institutions, and ultimately risks alienating their members from any participation in public debate, at a time when more or less planned disinformation is becoming commonplace.

However, the effects of this judicialisation would not be fully understood without another phenomenon, independent of the previous ones but nevertheless converging: the managerialisation of higher education. Since the Lisbon Strategy, teaching and research have become increasingly tied to issues, objectives and practices that are defined outside them (Bruno 2008). In fact, the whole economy of education and research, from the initial design of programmes, through the ways in which they are assessed, to the public dissemination of research results, has been turned upside down (Aldrin, Fournier, Geisser and Mirman 2022). In the name of the ‘modernisation’ of institutions and the ‘success’ of students, teacher-researchers are increasingly being reduced to the role of auxiliaries to public authorities or companies. Apart from the fact that the resulting increase in bureaucratic tasks demoralises many of them, these new managerial injunctions encourage administrations to be cautious and the more vulnerable aspirants to the profession to play along.

The aim of this semi-plenary session is to take stock of the various forms of impediment to academic freedom in France and to encourage collective reflection on how best to defend it.

 

REFERENCES

Philippe Aldrin, Pierre Fournier, Vincent Geisser et Yves Mirman (dir.), L’enquête en danger. Vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales, Armand Colin, 2022

Isabelle Bruno, À vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Le Croquant, 2008

Vanessa Frangville, Aude Merlin, Jihane Sfeir et Pierre-Étienne Vandamme (dir.) La liberté académique. Enjeux et menaces. Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2021

Stéphanie Hénette-Vauchez, La démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente, Seuil, 2022

Mélanie Duclos, Anders Fjeld, Liberté de la recherche. Conflits, pratiques, horizon, Paris, Éditions Kimé, 2019

Didier Fassin, « Extension du domaine de l’éthique », Mouvements, 2008/3, no. 55-56

« Le procès des données », Genèses, n° 129, 2022/4

Stéphanie Hénette-Vauchez, La démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente, Seuil, 2022

Frédéric Neyrat et Sylvain Laurens Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Editions du Croquant, 2010

Jeudi 4 juillet de 14h15 à 16h15

Axe 1 / La liberté académique en danger ?

Delphine Dulong, Professeure de science politique à Paris 1 Panthéon-Sorbonne/ et membre du CESSP, présidente de l’Observatoire des atteintes à la liberté académique (AFSP/AFS)

Gisèle Sapiro, Directrice d’études à l’EHESS et Directrice de recherche au CNRS, membre du CESSP

Jérôme Heurtaux, Maître de conférences en science politique à l’Université Paris-Dauphine, membre de l’IRISSO, auteur de Pensées captives. Répression et défense des libertés académiques en Europe centrale et orientale (et ailleurs), Éditions Codex, 2024.

Axe 2 / Quelles articulations entre politiques d’intégrité scientifique et liberté académique ? 

Thibaud Boncourt, Professeur des universités en science politique à Jean Moulin Lyon 3, membre du laboratoire Triangle, membre junior de l’Institut universitaire de France, et co-titulaire de la chaire Colibex

Axe 3 / Quelques pistes et propositions pour consolider la liberté académique

Stéphanie Balme, Directrice de recherche et référente liberté académique à SciencePo, directrice du CERI, et co-autrice d’un rapport sur la liberté académique pour France Université

BALME Stéphanie stephanie.balme@sciencespo.fr

BONCOURT Thibaud thibaud.boncourt@univ-lyon3.fr

DULONG Delphine delphine.dulong@univ-paris1.fr

HEURTAUX Jérôme jerome.heurtaux@dauphine.psl.eu

SAPIRO Gisèle sapiro@ehess.fr