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ST 31

La fabrique politique et gouvernementale des futurs 

The political and governmental manufacture of the future

Responsables scientifiques :  

Laurent Godmer (Université Gustave-Eiffel/LIPHA) laurent.godmer@univ-eiffel.fr
Laurent Jeanpierre (Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne/CESSP) laurent.jeanpierre@univ-paris1.fr

 

Il est devenu coutumier de se représenter les acteurs politiques, en particulier gouvernementaux, comme pris dans un régime temporel marqué par ce que certains historiens appellent le présentisme (Hartog 2003). Plus simplement : « Les régimes démocratiques ont du mal à intégrer le souci du long terme dans leur fonctionnement » (Rosanvallon 2014). Or, l’ordre politique demeure, dans le même temps, enjoint à une orientation vers l’avenir, en résonance, aussi, peut-être, avec un ordre économique capitaliste où les anticipations sont au centre de l’activité, où le futur est un élément central de l’action présente (Beckert 2016).

Cette contradiction apparente est certainement un enjeu majeur pour la science politique. Elle risque d’être d’autant plus exacerbée que certains vont jusqu’à dire qu’un nouvel impératif de projection s’impose aux pouvoirs publics et aux citoyen.ne.s, en raison du « Nouveau Régime Climatique » (Latour 2015) même si les horizons électoraux ne cessent de rétroagir sur les usages du temps par les politiques (Godmer & Marrel 2015).  Dans la conjoncture actuelle, l’avenir semble en effet faire à nouveau l’objet d’une prise de pouvoir forte par les gouvernants. Ainsi observe-t-on comme un tournant néo-futuriste des pratiques de gouvernement, dont témoignent, en France par exemple, des annonces de « retour de la planification ». Les gouvernements tendent à se saisir de l’impératif de projection pour proposer voire imposer des conceptions dominantes de l’avenir par le biais de la naturalisation de visions du futur façonnées par de multiples lieux de pouvoir dont des instances officielles spécialisées (par exemple le Haut-Commissariat au Plan en France, l’Oficina Nacional de Prospectiva y Estrategia en Espagne, le Bureau fédéral du Plan en Belgique).

Certes, l’étude des modalités d’articulation du présent et de l’avenir, du court terme et du moyen ou long terme, n’est pas un problème absolument neuf pour la discipline. Certains de ses aspects ont été étudiés, comme la rationalisation de l’activité politique opérée par les planificateurs dans l’après-guerre française (Dulong 1997), l’histoire des usages politiques de la futurologie ou de la prospective (Andersson & Prat, 2015), l’activité des think tanks qui élaborent des scénarios relatifs à l’avenir (Colonomos 2014). Mais l’essentiel du travail politique et gouvernemental de fabrication du futur, en particulier pour la période actuelle, reste encore peu analysé. Face aux dérèglements planétaires, il mérite certainement un nouvel examen qui, dans une perspective sociologique, soit attentif aux protagonistes de la construction de l’avenir autant qu’à leurs discours, leurs techniques intellectuelles et leurs instruments.

La section est organisée autour de deux sessions. La première, intitulée « Institutions et gouvernement du futur », étudie les « projections d’État » (la construction politique de l’avenir « par en haut »). La fabrique du futur n’est pas réductible au seul champ gouvernemental : la construction du « possible » (Guéguen & Jeanpierre 2022), désirable ou indésirable, comme celle de l’impossible, est toujours l’objet d’une lutte à l’intérieur des sociétés. La seconde session analyse donc les « horizons temporels des alternatives politiques », c’est-à-dire la réalisation d’un « travail utopique » (Rozencwajg 2021), projectif ou préfiguratif (fondé sur une construction de futurs « par le bas ») qui prend place dans les organisations partisanes – la représentation de l’avenir peut être un axe central du « genre programmatique » (Bué, Fertikh & Hauchecorne 2016) –, syndicales ou associatives, dans les fondations politiques mais aussi dans un ensemble d’utopies réelles ou quotidiennes (Wright 2020 ; Cooper 2013).

 

It has become commonplace to think of political actors, particularly governmental ones, as caught up in a temporal regime marked by what some historians call “presentism” (Hartog 2003). To put it more simply: “Democratic regimes have difficulty integrating a concern for the long term into their operations” (Rosanvallon 2014). Yet, at the same time, the political order remains enjoined to a future orientation, resonating, too, perhaps, with a capitalist economic order where anticipations are central to activities, where the future is a core element of present action (Beckert 2016).

This apparent contradiction is certainly a major issue for political science. It is likely to be all the more exacerbated as a new imperative of projection is being imposed on public authorities and citizens alike, due to the « New Climate Regime » (Latour 2015) even as electoral horizons continue to retroact on politicians’ uses of time (Godmer & Marrel 2015).  In the current economic climate, the future once again seems to be the object of a strong assumption of power by those in power. In France, for example, we are witnessing a neo-futuristic turn in government practices, as evidenced by announcements of a “return to planning”. Governments tend to seize upon the imperative of projection to propose, or even impose, dominant conceptions of the future, through the naturalization of visions of the future shaped by multiple places of power, including specialized official bodies (e.g., the Haut-Commissariat au Plan in France, the Oficina Nacional de Prospectiva y Estrategia in Spain, the Bureau Fédéral du Plan in Belgium).

Admittedly, the study of the ways in which the present and the future, the short term and the medium or long term, are articulated, is not an entirely new problem for the discipline. Some aspects of it have already been studied, such as the rationalization of political activity by planners in post-war France (Dulong 1997), the history of the political uses of futurology or foresight (Andersson & Prat 2015), the activity of think tanks that develop scenarios about the future (Colonomos 2014). But most of the political and governmental work involved in shaping the future, particularly in the current period, remains largely unanalyzed. In the face of global upheaval, it certainly merits a fresh examination that, from a sociological perspective, is attentive to the protagonists in the construction of the future as much as to their discourses, their intellectual techniques and their instruments.

The section is organized around two sessions. The first one, entitled “Institutions and government of the future”, will focus on “state projections” (a political construction of the future “from above”). The manufacture of the future is not reducible to the governmental field alone: the construction of the “possible” (Guéguen & Jeanpierre 2022), desirable or undesirable, as well as that of the impossible, is always the object of a struggle within societies. The second session therefore analyzes the “temporal horizons of political alternatives”, i.e. the realization of a whole “utopian work” (Rozencwajg 2021), a projective or prefigurative work (based on a construction of futures « from below ») that takes place in partisan organizations – the representation of the future can be a central axis of the “programmatic genre” (Bué, Fertikh & Hauchecorne 2016) -, trade unions or associations, in political foundations but also in a range of real or everyday utopias (Wright 2020; Cooper 2013). 

 

REFERENCES

Andersson, Jenny, Prat, Pauline 2015, « Gouverner le “long terme”. La prospective et la production bureaucratique des futurs en France », Gouvernement et action publique, n°3, p. 9-29.

Beckert Jens 2016, Imagined Futures. Fictional Expectations and Capitalist Dynamics, Cambridge, Harvard University Press.

Bué Nicolas, Fertikh Karim & Hauchecorne Mathieu (dir.) 2016, Les programmes politiques. Genèses et usages, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Colonomos Ariel 2014, La politique des oracles. Raconter le futur aujourd’hui, Paris, Albin Michel.

Cooper Davina 2013, Everyday Utopias. The Conceptual Life of Promising Spaces, Durham, Duke University Press.

Dulong Delphine 1997, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan.

Godmer Laurent & Marrel Guillaume 2015, La politique au quotidien. L’agenda et l’emploi d’une femme politique, Lyon, ENS Éditions.

Guéguen Haud & Jeanpierre Laurent 2022, La perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire, Paris, La Découverte.

Hartog François 2003, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil.

Latour Bruno 2015, Face à Gaïa. Huit leçons sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte.

Rosanvallon Pierre 2014, « La démocratie et la gestion du long terme », in Pierre Rosanvallon, dir., Science et démocratie, Paris, Odile Jacob, p. 299-313.

Rozencwajg Romane 2021, « Le « travail utopique » est-il sexiste ? Les collectifs écologiques et égalitaires à l’épreuve de la division sexuelle du travail », Civilisations, vol. 70, n° 1, p. 73-97.

Wright Erik Olin 2020, Utopies réelles [2010], trad. fr. Vincent Farnea et João Alexandre Peschanski, Paris, La Découverte, 2e éd.

Session 1 / Institutions et gouvernement du futur

Pierre-Louis Six (ENS-PSL/CIENS), La raison modélisatrice ? Mettre en laboratoire et gouverner les relations internationales en URSS après la crise des missiles de Cuba (1966-1986)

Hugo Canihac (Université de Strasbourg/SAGE), Coproduire les futurs de l’Europe : prospective publique et prospective privée à la Commission européenne (1989-1993)

Pierre Pénet (ENS Paris-Saclay/IDHES), Délibérer sur l’avenir. Un bureau des alertes financières pour prévenir les faillites prédictives

Théo Régniez (Université Paris-Dauphine/IRISSO), « Il n’y aura jamais un tribunal qui va trancher » : la délimitation des futurs économiques possibles dans le cadre des débats sur les budgets de l’État

Louise Beaumais (Sciences Po/CERI), La fabrique quantitative des conflits futurs ou l’illusion d’une guerre maîtrisable

Session 2 / Horizons temporels des alternatives politiques

Mathieu Hauchecorne (Université Paris 8/CRESPPA-LabTop), La fabrication d’une « utopie réaliste ». Conceptions du futur au sein du mouvement pour le revenu de base dans les années 1980-1990

Gauthier Simon (Université de Bordeaux/IRM), La « conversion écologique », rapports à l’avenir et sotériologie verte

Romane Soler (Université de Rouen Normandie/Dysolab), Ouvrir des possibles « dans une ville qui étouffe déjà » : projections politiques de luttes environnementales en terrains urbains et industriels

Clothilde Saunier (Université de Lille/CERAPS), « A plus neuf degrés, on survit pas ». Faire face à la catastrophe : une fabrique municipale du futur

Léna Silberzahn (Sciences Po/CEVIPOF), Fabriquer le futur depuis le ravage. Penser une écologie de la réparation : le cas des essais nucléaires polynésiens

BEAUMAIS Louise louise.beaumais@sciencespo.fr

CANIHAC Hugo canihac@unistra.fr

GODMER Laurent laurent.godmer@univ-eiffel.fr

HAUCHECORNE Mathieu mathieu.hauchecorne@univ-paris8.fr

JEANPIERRE Laurent laurent.jeanpierre@univ-paris1.fr

PÉNET Pierre ppenet@ens-paris-saclay.fr

RÉGNIEZ Théo theo.regniez@dauphine.eu

SAUNIER Clothilde clothilde.saunier@univ-lille.fr

SILBERZAHN Léna lena.silberzahn@sciencespo.fr

SIMON Gauthier gauthier.simon@u-bordeaux.fr

SIX Pierre-Louis Pierre-louis.Six@ens.psl.eu

SOLER Romane romane.soler1@univ-rouen.fr