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ST19

Le champ de l’eurocratie en action

The field of Eurocracy in action

Responsables scientifiques
Didier Georgakakis (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne CESSP) didier.georgakakis@univ-paris1.fr
Sylvain Laurens (EHESS, CESSP) laurens@ehess.fr

Cette ST est structurée autour d’un ensemble d’études de cas empiriquement étayés visant à opérationnaliser le concept de champ dans le cas des politiques européennes, et ce sur différents niveaux.
Les perspectives en termes de champ se sont développées sous différentes formes dans le domaine des études européennes, que ce soit aux États-Unis autour de Fligstein et Stone notamment ou en Europe depuis une vingtaine d’années (pour une synthèse Georgakakis, Vauchez, 2015). En France, la parution du cours de Bourdieu sur l’État au Collège de France a permis de réactualiser le débat sur le champ bureaucratique et les politiques publiques (Dubois 2014), et ouvert plus clairement le chemin pour penser les institutions européennes sous la forme d’un champ bureaucratique plutôt que sous celle d’un champ politique. Le cas séminal développé par Bourdieu sur la politique du logement et visant à construire théoriquement l’espace de production de politiques souvent difficilement traçables du fait de leur ancrage dans le champ bureaucratique est de fait riche de promesses dans le cas des politiques de l’Union européenne.

La fabrication des politiques de l’UE est en effet souvent difficilement traçable compte tenu des pratiques plus ou moins formelles de compromis qui s’opèrent dans la kyrielle de commissions et de comités du champ de l’Eurocratie, entendu comme l’espace de délégation dans lequel s’affrontent différentes espèces de bureaucrates (nationaux, européens, du privé, voire politiques) pour la production de ces politiques et l’autorité légitime à les conduire (Bigo, 2011, Georgakakis, 2012, Georgakakis, Rowell 2013, Laurens 2015).
Si la sociologie des acteurs clés de ce champ a été une étape indispensable, on peut du même coup penser que l’opérationnalisation du modèle doit désormais se centrer sur les jeux concrets dans lesquels ces acteurs sont engagés et ainsi permettre de rendre intelligibles des relations de concurrences et de coopération (notamment transversales) que les perspectives davantage centrées sur les luttes d’États ou d’organisations peinent à voir.
Dans le même ordre d’idées, la conceptualisation d’un champ (ou de champs) de l’Eurocratie en action, ne présuppose pas de se figer dans le niveau institutionnel central (quand bien même c’est celui qui a été le plus étudié jusqu’ici), mais qu’elle permet au contraire de traverser les niveaux et de modéliser les relations entre différents champs.
Pour ce faire, la ST regroupe des communications mettant à l’épreuve empiriquement le modèle sur des plans sectoriels différents et des situations variables (plus ou moins politisées, voire liées à des conjonctures historico-institutionnelles différentes). Les communications présentées couvriront un large spectre de politiques publiques, allant pour donner des exemples qui ne sont pas limitatifs, des politiques économiques et monétaires, de l’Union bancaire, du plan Junker, des politiques visant à définir des normes industrielles et commerciales, de politiques de sécurité et de justice ou de la lutte-antiterroriste, des débats sur Schengen, etc.

This panel deals with a set of empirically documented case studies to operationalize the concept of social field in the case of European policies on different levels.
Approaches in terms of social fields have developed in different forms within the European studies, both in the US (around Fligstein, Stone, Mérand) or in Europe for twenty years (for a recent review Georgakakis Vauchez, 2015). In France, the publication of Bourdieu courses on the State at the College of France helped to refresh the debate on the bureaucratic field and public policy and paved the way to think the European institutions as a bureaucratic field rather than a political field.
The seminal case developed by Bourdieu on housing policy and aiming at building theoritically the space where policies (often difficult to trace because of their roots in the bureaucratic field) are built is rich of promises in the case of the European Union. The manufacture of EU policies is indeed often difficult to trace given that the more or less formal practices of compromise are operating in the vast web of the commissions and committees composing the field of Eurocracy, understood as a social space of delegation in which different species of bureaucrats (national, european, private-sector or even elected bureaucrats) compete for the production of EU policies and the legitimate authority to drive them (Cohen, Dezalay, Marchetti, 2007, Bigo, 2011, Georgakakis, 2012, Laurens 2015).

If the sociology of the key players in this field was an essential step, one can think that the time has come to now operationalize the model by focusing on the actual games in which these actors are involved and thus allow to make intelligible relations of competition and cooperation that state-centric or organisation-based approaches hardly see. In the same vein conceptualizing the field of Eurocracy in action, does not presuppose to focus only on central European institutions (even if they have been so far the most studied), but conversely allows to think the policy cases across the different level of governance and to shape the relationships between different fields.

In this panel, all papers are empirical test involving various sectoral plans and different situations (more or less politicized or linked to different historical and institutional circumstances). We have also chosen cases covering a broad policy spectrum, ranging to provide examples that are not limiting, of the economic and monetary policies, Banking Union, political security and justice or anti-terror policies and being representative of different methodologies permitted by the concept of field, from statistics to ethnography.

REFERENCES

Bigo (Didier), 2011, ‘Pierre Bourdieu and International Relations: Power of Practices, Practices of Power’, International Political Sociology, 5, 225–258
Cohen (Antonin), Dezalay (Yves) et Marchetti (Dominique), 2007 « Esprits d’État, entrepreneurs d’Europe », Actes de la recherche en sciences sociales », n° 166-167, mars 2007.
Dubois 2014, « L’action de l’Etat, produit et enjeux des rapports entre espace sociaux », actes de la recherche en sciences sociales, n°201-202, Mars 2014, p. 13-25
Georgakakis D., Rowell J. (dir.) (2013), The Field of Eurocracy, London, Palgrave MacMillan.
Georgakakis, Vauchez, 2015 « Le concept de champ à l’épreuve de l’Europe », dans Johanna Siméant et Bertrand Réau, (ed..), Enquêtes globales en sciences sociales, ed CNRS, 2015, p. 197-220.
Laurens (Sylvain) 2015, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Marseille, Éditions Agone, coll. « L’Ordre des choses », 2015, 416 p.

Introduction : Didier Georgakakis (Paris 1 – CESSP) & Sylvain Laurens (EHESS-CESSP), La notion de champ de l’eurocratie : quels enjeux pour des études de cas concrètes

Axe 1 / L’approche sectorielle des politiques publiques au prisme de l’eurocratie
Discutant : Patrick Hassenteufel (UVSQ, Printemps)

Vincent Lebrou (SAGE), Penser la mise en oeuvre de l’action publique communautaire avec le champ. Le cas de la politique régionale de l’Union européenne

Agathe Piquet (Paris 2, CERSA), Analyser le « champ » de la coopération policière européenne en évolution : luttes et coopérations.

Eva Deront (Grenoble, PACTE), Naissance et structuration d’un champ de la sûreté nucléaire européenne
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Julien Louis (Strasbourg, SAGE), L’accord-cadre du secteur de la coiffure : le dialogue social européen aux prises avec le champ de l’Eurocratie

Axe 2/ Politique économique & champ de l’eurocratie
Discutante : Cornelia Woll (Sciences-po)

Brice Laurent (CSI-Mines ParisTech) et Benjamin Lemoine (IRISSO), Le gouvernement européen d’un espace financier dé-territorialisé. Réglementer le marché des dettes souveraines à l’épreuve des contrats d’assurance (CDS souverains)

Yiorgos Vassalos, (SAGE, Université de Strasbourg), Les capitaux mobilisés dans la coproduction des normes par l’autorité européenne des marchés financiers (ESMA) et les lobbyistes financiers

Christian Schmidt-Wellenburg (Université de Postdam), In favour of or against EU-banking-union. The logics of politic-economic position takings of German economists in 2012

Vincent Lebrou (SAGE)

Penser la mise en œuvre de l’action publique communautaire avec le champ. Le cas de la politique régionale de l’Union européenne.
La mobilisation du concept de champ dans la sociologie de l’action publique invite à la considérer comme le produit de la mise en relation de différents espaces institutionnels et sociaux (Dubois, 2014). La politique régionale de l’Union européenne que nous nous proposons d’étudier ici n’échappe pas à la règle. Notre communication entend justement analyser sa mise en œuvre en prolongeant cette approche relationnelle caractéristique de la sociologie des champs (Bourdieu, 1984). Elle ne doit selon nous pas être appréhendée comme l’application mécanique d’un ensemble de normes par un groupe d’acteurs aux propriétés homogènes. Au contraire, elle fait intervenir de nombreux agents, dont les positions, les intérêts et le niveau d’investissement dans la mise en œuvre de cette politique varient fortement. Ainsi, des agents de l’Etat cohabitent avec des consultants qui eux-mêmes traitent avec les services compétents des collectivités territoriales ou des responsables d’associations investies dans le domaine économique et social. L’analyse se trouve alors confrontée à la variété importante des acteurs impliqués, mais également à la dimension fortement évolutive des liens d’interdépendance qu’ils sont susceptibles d’entretenir. La théorie des champs nous semble constituer un outil conceptuel propice non seulement à l’objectivation d’un tel espace mais également à l’analyse sociologique des transformations des principaux enjeux spécifiques à la mise en œuvre de la politique régionale de l’UE depuis le début des années 1990.

Analyse EU’s public Action with the Field Theory. The Example of the european regional Policy.
The Bourdieu’s field theory implies to think the public action as the linking of different social and institutional spaces (Dubois, 2014). The EU’s regional policy is no exception to the rule. Our talk’s objective consists to analyze its implementation in the frame of the relational approach that set the field theory (Bourdieu, 1984). The EU Regional policy’s implementation has not to be seen as mechanical process which involves actors with the same profile. On the contrary, a lot of different actors are working on the regional policy’s implementation. They all have very different skills, positions and interests to deal with this policy. Agents of the State are working with consultancy firms, associations involved in the social or economic sector or local authorities. Our analysis will try to include the great heterogeneity of these profiles, but also the main evolutions of the relations between all these actors. With this in mind, we consider that the field theory will be useful to conduce a sociological analysis of the social space that these actors constitute. Such a theory will help us to consider the evolution of the main issues attached to this policy for the 1990’s.

Agathe Piquet (Paris 2, CERSA)

Analyser le « champ » de la coopération policière européenne en évolution : luttes et coopérations
Une analyse en termes de « champ » permet d’ordonner les relations sociales centrées sur un enjeu spécifique (Mérand, 2011), de dépasser les distinctions institutionnelles et légales d’un espace d’activités (Bigo et al., 2007) en considérant les interactions et interdépendances entre des acteurs. Pour autant, tout « conglomérat » ou « archipel de réseaux de bureaucraties » travaillant ensemble à un niveau transnational ne doit pas nécessairement être considéré comme un « champ » (Bonelli et Bigo, 2005). En effet, un champ suppose l’existence de règles formelles et informelles propres communes, les acteurs partageant un certain sens du jeu (Bonelli et Bigo, 2005), et détermine les actions possibles, mais également les représentations des acteurs (Mérand, 2011). Le champ apparaît ainsi comme un univers avec un coût d’entrée et la nécessité de maîtriser certaines règles (Georgakakis, 2012a). Néanmoins, un champ est traversé par des luttes entre des acteurs qui possèdent des ressources, des capitaux distincts (Scherrer et Dupont, 2010). Etudier le « champ de l’eurocratie en action » renvoie ainsi à considérer l’Union européenne dans son fonctionnement quotidien, en s’intéressant aux dynamiques à un niveau plus « micro » c’est-à-dire aux acteurs, européens et nationaux, qui participent au processus décisionnel et à leurs interactions (Georgakakis, 2012b).
Le cas de la coopération policière européenne est particulièrement intéressant dans la mesure où certains travaux ont déjà commencé à l’analyser en tant que « sous-champ » de l’Espace de Liberté, Sécurité et Justice (Trauner et Ripoll Servent, 2015) ou en tant que « champ européen de la sécurité intérieure » (Bigo, 1994; Bonelli et Bigo, 2005). Cette communication aura alors pour objectif de déterminer s’il est possible de parler d’un « champ » en matière de coopération policière européenne, c’est-à-dire si un certain sens commun apparaît entre les acteurs participant à cette forme de coopération, et quels sont ces acteurs et lesquels sont exclus, de quelles ressources disposent-ils, quelles sont les lignes de divergence et de convergence. Cet exercice est d’autant plus pertinent qu’il permettrait de saisir les potentielles évolutions des participants au champ de la coopération policière européenne. En effet, la coopération policière européenne, dont les prémices apparaissent dans les années 1970, a connu des transformations majeures : initialement structurée autour d’instances informelles de discussion entre représentants nationaux (Bigo, 1996), elle est de plus en plus marquée par une affirmation des agences et institutions européennes à vocation supranationale, bien que les formes de coopération strictement intergouvernementales persistent.
Définir les contours et les caractéristiques de ce champ s’avèrerait ainsi particulièrement intéressant dans la mesure où cette analyse permettrait de comprendre quelles sont les dynamiques structurantes du processus décisionnel, d’élaboration des décisions, dans ce domaine. A cette fin, cette communication sera fondée sur des entretiens semi-directifs avec les acteurs concernés (services de police des Etats membres, Direction Générale Affaires Intérieures de la Commission européenne, représentants permanents des Etats membres, comité LIBE du Parlement européen, agents d’Europol etc.), ainsi que sur l’analyse de textes officiels et de documents de travail.
En premier lieu, les participants à la coopération policière européenne partagent l’idée de la nécessité de mettre en place des « mesures compensatoires » à la suppression des contrôles aux frontières prévue par la construction européenne, et la coopération policière serait justement l’une de ces mesures. De ce fait, les acteurs ont en commun un « récit de politique publique », une causalité entre différentes actions menant à une certaine tension dramatique (Radaelli, 2000). Ici, ce récit a connecté l’ouverture des frontières et la mondialisation à la hausse des échanges criminels qui deviennent aussi transnationaux, alors que les services policiers sont eux freinés par les frontières nationales et les différences entre les systèmes. Le scénario catastrophe est alors l’explosion de la criminalité transnationale organisée et des risques qu’elle fait peser pour les citoyens, sur les Etats membres, pour l’Union. La solution est donc la coopération, comme recette de politique publique (Mégie, 2007). Ce discours se retrouve chez un certain nombre d’officiers de police nationaux ou travaillant à Europol, dans des communications de la Commission européenne et même dans certaines résolutions du Parlement européen, démontrant un sens commun entre les acteurs. Cependant, si les participants du champ sont convaincus de l’utilité des mécanismes européens et de la nécessité de les renforcer, ils ne s’accordent pas sur comment le faire, selon quelles modalités, à quel rythme etc. Il existe en effet certaines lignes de fracture.
La première ligne de clivage se trouve ainsi entre les acteurs issus des agences de police des Etats membres et les acteurs perçus comme davantage « politiques ». En effet, le registre de légitimation technique domine en matière de Justice et Affaires Intérieures (Smith et de Maillard, 2007) avec une certaine prépondérance des officiers de police dans les instances de négociation, par exemple dans les représentations permanentes des Etats membres auprès de l’Union, ou dans les agences européennes, comme Europol. Ces officiers de police présentent certaines caractéristiques communes, comme une expérience préalable dans le domaine de la coopération internationale ou européenne, une formation pertinente, la maîtrise de l’anglais etc. Ces acteurs tendent, dans leurs discours et leurs représentations, à se distinguer des acteurs « politiques », avec notamment une crainte d’une appropriation politique qui négligerait les besoins des praticiens sur le terrain. C’est par exemple le cas avec l’implication de la Commission européenne dans le fonctionnement d’Europol, notamment dans le Conseil d’administration, qui a pu être perçue comme « politisant » les discussions. Ce sentiment de distinction « nous/eux » est particulièrement fort chez les officiers de police qui ont le sentiment de partager un « même langage » par-delà les frontières. La possession d’une expérience ou d’une expertise relative aux besoins quotidiens des enquêteurs crée donc un clivage par rapport aux acteurs perçus comme « politiques », plus détachés de ces considérations et qui tendent à défendre des solutions qui ne répondraient pas à la réalité concrète des praticiens, mais à des enjeux autres.
Une deuxième ligne de fracture apparaît entre les « permanents » et les « intermittents », opposition assez générique de l’eurocratie (Georgakakis, 2012b). Cette question prend une dimension particulière dans le champ de la coopération policière européenne dans la mesure où les carrières policières sont fondées sur le besoin de « retourner au terrain ». Les carrières prévoient ainsi une rotation très importante entre les postes dans la coopération internationale et européenne et les postes dans les services nationaux d’enquête afin d’éviter que les officiers ne soient trop détachés des réalités opérationnelles, ce qu’un certain nombre d’officiers de police interrogés considèrent également comme nécessaire. Cette rotation implique un certain coût d’entrée pour les nouveaux participants du champ qui doivent se familiariser avec le fonctionnement des mécanismes européens, des négociations, le jargon etc. Cependant, le système de roulement n’empêche pas la présence de certains acteurs depuis le début ou presque de la coopération policière européenne au même poste ou à des postes relativement similaires, notamment à Europol, ce qui leur apporte un certain avantage en termes d’expérience et de légitimité, disposant ainsi de contacts plus privilégiés avec des représentants nationaux ou les institutions européennes pour pouvoir négocier de manière informelle.
Enfin, une troisième ligne majeure de clivage se dessine entre les représentants nationaux et les représentants européens. Cette lutte est d’autant plus importante dans le domaine Justice et Affaires intérieures qui touche à des enjeux considérés traditionnellement comme du ressort exclusif des Etats membres et pour lequel toute avancée communautaire a impliqué des négociations et la mise en place de garde-fous. Ainsi, les discours révèlent bien le sentiment des acteurs de ne pas servir la même « cause », dans un cas, il est question de défendre les intérêts nationaux et de l’autre d’oeuvrer dans l’intérêt commun supranational. Cela mène donc à des positionnements relativement différents quant à la coopération européenne, les représentants nationaux cherchant principalement à développer des outils pratiques face aux phénomènes qui les préoccupent individuellement, avec une dynamique politique d’activisme pour rassurer les populations face à des événements ; tandis que les représentants européens mettent l’accent sur l’évolution des mécanismes européens dans un processus de de propre renforcement et de communautarisation, le justifiant en évoquant le besoin de se détacher des intérêts particuliers et comme solution aux problèmes existant. Pour autant, cette distinction est plus floue que les deux autres dans la mesure où certains représentants nationaux peuvent soutenir davantage les représentants européens que leurs homologues sur divers points, et que les représentants européens entre eux ne s’accordent pas nécessairement sur tous les enjeux. Cette fracture révèle plutôt le sentiment d’une mission différente, mais la capacité de nouer des alliances est devenue une ressource essentielle pour les acteurs dans un domaine à présent soumis à la co-décision et où l’unanimité n’est plus requise.
L’analyse de la coopération policière européenne en tant que « champ » se révèle donc particulièrement intéressante pour saisir les dynamiques internes, les luttes et les coopérations entre les acteurs, ainsi que leurs évolutions. Les lignes de fracture restent poreuses du fait du partage d’un certain sens commun et de pratiques, notamment autour de la nécessité de compromis et d’alliances. Ce cadre permet de ce fait de saisir les spécificités de ce champ, de ses participants, de ses règles, mais également de relativiser sa distinction en observant la similitude de certains mécanismes avec d’autres champs de l’eurocratie.

Analyzing the “field” of European police cooperation in evolution: rivalries and cooperation
Considering “fields” enables to order social relationships (Mérand, 2011), to exceed the legal and institutional distinctions within a space of activities (Bigo et al., 2007) by focusing on the interactions and interdependencies between the various actors. A “field” assumes some formal and informal shared rules, a shared “sense of the game” (Bonelli et Bigo, 2005) and determinates the possible actions and the representations of the actors (Mérand, 2011). However, a field also implies some struggles between the actors who own distinctive resources and capitals (Scherrer et Dupont, 2010).
This communication will aim at determining if it is possible to think about the European police cooperation as a “field”, if a common sense appears between the participating actors, and who are they, who are the excluded ones, what are their resources, what are the lines of divergence and convergence. Such work is even more relevant insofar as it permits to grasp the potential evolutions of the actors and their relations within this domain which was initially structured around strictly intergovernmental and informal forum in the 1970s and which has witnessed a growing role of European institutions and agencies. Hence, this communication will draw on interviews (national police agencies, Directorate General Home Affairs of the European Commission, permanent representatives from the Member States, LIBE Committee, Europol’s staff etc.), and on the analysis of official and working documents.
The European police cooperation actors share the idea of the need to set “compensatory measures” to the end of border controls foreseen by the European integration, and European police cooperation would be one of these measures. More precisely, these actors share a “public policy narrative” (Radaelli, 2000) connecting the opening of borders and globalization to the rise of crime which will become transnational, whereas police action is hindered by national borders and the differences between the national systems. The worst-case scenario is introduced as the explosion of transnational crime and the risks it implies for European citizens, States and for Europe. Cooperation is hence considered as a solution, as a public policy recipe (Mégie, 2007). This discourse can be found in some European Commission’s communications, European Parliament’s resolutions, in the words of various national police officers or working at Europol. Nevertheless, if the participants of this field are convinced of the need to reinforce European mechanisms, they do not always agree on how to do it etc. and there are some fault lines between them. The first line is between actors coming from national security agencies and actors perceived as « political ». Indeed, the Justice and Home Affairs domain is dominated by a legitimating register through technicity (Smith et de Maillard, 2007) with a supremacy of police officers within the negotiating forum or within some European agencies as Europol, even if these police officers tend to own specific knowledge or experience compared to their national homologs. They differentiate themselves from the “political” actors and fear their influence on police cooperation matters which could neglect the concrete investigators’ needs. This feeling of distinction is even stronger for police officers as they have the feeling to share the “same language” over borders. Therefore, there would be a gap between police officers aware of what an investigation is, what are the needs, who have some expertise, and “political” actors defending solutions not fitting in concrete reality but answering to other issues.
A second fault line appears between “permanent” and “intermittent” members (Georgakakis, 2012b). This generic gap is even more accurate concerning the European police cooperation field insofar as police careers are based on alternation between positions related to international and European cooperation and a return to the “ground” to avoid any disconnection from operational realities. Thus, new incomers need to familiarize with the European mechanisms, negotiations, jargon etc. and require some adaptation time, compared to some actors who have been present since the beginning of European police cooperation or almost, and who have some advantages in terms of experience and legitimacy, with privileged contacts with national representatives or European institutions to negotiate informally.
Finally, a third major gap appears between national and European representatives, even more in this domain perceived as the exclusive responsibility of the Member States, as they have the feeling of not serving the same “cause”. This leads to distinctive positioning concerning the aim of the European police cooperation, national representatives defending practical tools to fight some individual phenomenon and acting at the political level to reassure their fellow citizens; while European representatives highlight the need of communitizing the European mechanisms to be useful for all. However, there is no clear dichotomy as alliances are variable between national and European representatives and this capacity of building alliances has become an essential resource for actors in this domain, now subject to codecision and no more to unanimity.
In conclusion, considering European police cooperation as a field enables to grasp the internal dynamics, struggles and cooperation processes and their evolution. This framework brings some insights on the specificities of this field, its participants, its rules, but also on the similar mechanisms existing in other fields of Eurocraty.

Eva Deront (Grenoble, PACTE)

Naissance et structuration d’un champ de la sûreté nucléaire européenne
L’adoption de directives européennes sur la sûreté des réacteurs nucléaires et la naissance de plusieurs fora (WENRA, ENSREG) regroupant les autorités de sûreté nationales posent la question de l’émergence d’un sous-champ de l’eurocratie, centré sur un enjeu partagé par l’ensemble des acteurs (indifféremment de leur position sur l’énergie nucléaire), et reposant sur mélange spécifique de capitaux symbolique et culturel.
Entre 2003 et 2009, les jeux de concurrence entre autorités de sûreté nationales et la Commission Européenne ont abouti à une première directive sûreté vidée du contenu initialement proposé par la Commission, qui cherchait à étendre son domaine de compétence. Dans une perspective d’analyse congruente, ces blocages peuvent à la fois être décrits comme la préservation de la structure institutionnelle des agents (cadre d’un champ) et comme le résultat d’une fenêtre d’opportunité politique exploitée par des acteurs tentant de trouver un problème à une solution donnée, la supranationalisation de la supervision de la sûreté en Europe (cadre d’une multiple stream analysis).
En dépit de la naissance de relations de coopération pour la mise en œuvre de stress tests au niveau européen en 2011, nous verrons que les institutions existantes ont de nouveau verrouillé l’extension de la portée des instruments de la politique européenne de sûreté.
Plus encore, la polarité pro/anti nucléaire semble demeurer particulièrement structurante et interroge l’autonomie d’un champ de la sûreté nucléaire européenne, face à la position des Etats membres dont émergent les autorités indépendantes nationales.

Emergence and framing of a European field around nuclear safety
The adoption of European directives on nuclear reactor safety and the creation of new fora (WENRA, ENSREG) gathering national nuclear safety agencies raise the question of the birth of a sub-field within the Eurocracy, which would be focused on a common stake shared by all stakeholders irrespective of their position towards nuclear energy and would be based on a specific mix of symbolic and cultural capital.
Between 2003 and 2009 competition among the national safety agencies and the European Commission has watered down the initial directive proposal of the Commission, who was trying to increase its field of competence. Following a congruence analysis these blockages can be understood as a will of agent to preserve their institutional position (field analysis) and the output of a window of opportunity within the politics stream, which has been used by policy makers to find a problem to a given solution – the supranationalisation of nuclear safety supervision in Europe (multiple stream analysis).
Despite the emergence of a new cooperation for the implementation of the stress tests in Europe in 2011 it will be shown that the existing institutions are obstructing the extension of the scope of nuclear safety policy instruments. Above all the pro/anti nuclear polarity remains particularly structuring and questions the autonomy of a field of European nuclear safety confronted to the position of Member states and of their independent safety agencies.

Julien Louis (Strasbourg, SAGE)

L’accord-cadre du secteur de la coiffure : le dialogue social européen aux prises avec le champ de l’Eurocratie
Le 26 avril 2012, les « partenaires sociaux européens » du secteur de la coiffure, UNI Europa Hair & Beauty (travailleurs) et Coiffure EU (employeurs), signaient l’accord-cadre européen qu’ils avaient conclu dans le cadre du dialogue social sectoriel européen. Cet accord, négocié depuis 2010, prévoit l’instauration de normes garantissant la santé et la sécurité des travailleurs du secteur de la coiffure, notamment en termes de troubles musculo-squelettiques et d’usages des produits cosmétiques. Une année plus tard, dans une Communication du 2 octobre 2013 intitulée « Programme pour une réglementation affûtée et performante (REFIT) », la Commission européenne annonce qu’elle ne présentera pas au Conseil sous la forme d’une proposition de directive l’accord-cadre négocié par les partenaires sociaux. L’accord coiffure a en effet suscité des très fortes réactions et critiques à l’égard de l’Union Européenne, devenant pour certains le symbole d’une Europe bureaucratique, pour d’autres le symbole de l’échec de l’« Europe sociale ». Près de cinq années après sa signature, le texte est toujours en en attente de sa transformation en directive et est l’objet d’intenses négociations entre les acteurs du syndicalisme européen et la Commission européenne. Les enjeux de cet accord-cadre, négocié dans un cadre très institutionnalisé (le dialogue social européen), paraissent pourtant de prime abord peu conflictuels : la coiffure est une activité aux enjeux commerciaux plutôt modestes au sein de l’économie européenne et c’est un secteur peu réglementé par le droit de l’UE. De plus, fait rare dans l’histoire du dialogue social européen, le groupe syndical comme le groupe employeur étaient parvenus à s’entendre sur le contenu de l’accord et avaient exprimé la volonté conjointe de le voir transformé en directive européenne. Les difficultés de l’accord-cadre s’expliquent par le fait que la Commission européenne n’est pas une institution homogène et que plusieurs agendas politiques coexistent en son sein. En l’occurrence, l’agenda « Better Regulation » qui vise à une simplification et réduction de la législation européenne est venu directement se heurter à l’agenda propre au dialogue social européen. Ces deux agendas sont en effet portés par différents acteurs, le premier principalement par le Secrétariat Général de la Commission, le second par la Direction Générale de l’Emploi et des Affaires Sociales.
A partir de ce cas concret et localisé de l’action publique européenne, cette communication porte sur le processus de négociations de l’accord. Nous montrerons comment une analyse centrée sur le volume de capital institutionnel détenu par les acteurs et les usages pratiques de ce capital expliquent les succès et les échecs de cette négociation. Pour ce faire, l’analyse se concentre sur deux aspects de la négociation de l’accord-cadre. Dans un premier temps, nous montrons que l’usage du capital institutionnel européen a consisté en la capacité à dire et définir le droit de l’UE pour les acteurs de l’accord-cadre. En effet, une importante partie de la négociation de l’accord entre les partenaires sociaux et les services de la Commission a pris la forme d’une controverse juridique autour de la définition de la catégorie de travailleur indépendant. C’est cette controverse qui est explorée en premier lieu. Dans un second temps, nous montrons que contrairement à une vision du dialogue social comme une négociation entre syndicats et employeurs, la négociation met également en jeu différents services au sein de la Commission européenne. Il s’agit de montrer comment les différents segments administratifs de l’institution ont résolu la difficulté posée par deux agendas en partie contradictoires, celui de Better Regulation et celui du dialogue social européen.
La démonstration s’appuie sur un travail d’enquête reposant sur des matériaux empiriques qualitatifs. En premier lieu, la bibliothèque en ligne CIRCABC de la Commission européenne a été systématiquement exploitée sur la période 2009-2016 en ce qui concerne les documents du dialogue social européen du secteur de la coiffure (ordre du jour, comptes rendus de réunion, déclarations, études). En outre, plusieurs entretiens ont été menés avec les acteurs investis dans les négociations de l’accord-cadre européen (Commission européenne et partenaires sociaux). Enfin, une observation ponctuelle d’une session plénière du Comité de dialogue social de la coiffure a été réalisée en 2016.

The Hairdressing Framework Agreement: the European social dialogue struggling with the field of Eurocracy
In April 2012, the “European social partners” of the hairdressing sector, Uni-Europa Hair & Beauty (workers) and Coiffure EU (employers), signed a framework agreement concluded in the European social dialogue. Negotiated since 2010, this agreement establishes several rules regarding the occupational health and safety of the workers of the hairdressing sector. One year later, in a Communication dated 2 October 2013 et entitled “Regulatory Fitness and Performance (REFIT)”, the European Commission announced that it will not propose to the Council to adopt a decision on the implementation of the agreement. Indeed, the Hairdressing Agreement provoked strong reactions and criticisms toward the European Union, which becomes for some the symbol of a bureaucratic Europe, and for others the symbol of the failure of “Social Europe”. Five years after the signature of the agreement, the text is still in negotiations between the European social partners and the European Commission. At first glance, the agreement doesn’t seem to be very contentious: the hairdressing is not a very important sector in the European economy and the worker and employer groups were able to reach a consensual agreement, which is rare in the history of European social dialogue. One explanation of this conflictual situation can be found in the fact that the European Commission is not a homogeneous institution. Thus, several political agendas coexist in the European Commission and are not supported by the same actors. In this situation, the “Better Regulation” agenda, which aims to reduce and simplify the European legislation, entered in partial contradiction with the European social dialogue. The first agenda is indeed promoted mostly by the General Secretariat of the European Commission and the second one by the Directorate General for Employment and Social Affairs.
This communication deals with the negotiation process of the agreement. We will explain how an analysis based on the practical usages of the institutional capital by the actors involved in this process explains the difficulties of this negotiation. For this purpose, we focus on two aspects of the negotiation of the agreement. Firstly, we show that the usages of the European institutional capital consisted to the capacity for the actors to interpret the EU Law. Indeed, an important part of the negotiation took the form of a legal controversy between the social partners and the services of the European Commission about the definition of a self-employed worker. Secondly, we show that unlike a vision of the European social dialogue as a negotiation between trade unions and employers, this negotiation actually involves the services of the European Commission. We explain how the different administrative segments of the institution have dealt with the difficulty to conciliate two contradictory political agendas, i.e. Better Regulation and the European social dialogue. The demonstration relies on empirical and qualitative data. The online library CIRCABC of the European Commission has been systematically exploited between 2009 and 2016, regarding the documents of the European social dialogue of the hairdressing sector (agendas, minutes, resolutions and studies). Moreover, several interviews has been conducted with the actors involved in the negotiation of the hairdressing agreement (social partners, European Commission). Finally, we attended a plenary meeting of the Sectoral Social Dialogue Committee of the hairdressing sector in 2016.

Brice Laurent (CSI-Mines ParisTech) et Benjamin Lemoine (IRISSO)

Le gouvernement européen d’un espace financier dé-territorialisé. Réglementer le marché des dettes souveraines à l’épreuve des contrats d’assurance (CDS souverains)
Au paroxysme de la crise de la dette souveraine européenne, en 2011-2012, les écarts de taux obligataires entre différents États-émetteurs de dette ont fortement augmenté, tout particulièrement en ce qui concerne les États dits « périphériques ». Ce phénomène traduisait un stress généralisé des acteurs financiers quant à la solvabilité des différents États et faisait de l’option du « défaut » d’un État une hypothèse tangible. C’est dans ce contexte bien particulier que les acteurs réglementaires européens se sont focalisés sur le marché des « CDS souverains » – des contrats financiers assurant contre le défaut d’un État souverain sur sa dette – et ont considéré leur régulation comme un des moyens d’enrayer la spéculation sur les taux d’intérêt des dettes souveraines de la zone euro. Après que l’Allemagne a interdit, dès mai 2010, les CDS souverains « nus » – les contrats d’assurance détenus par des agents ne possédant pas la dette sous-jacente, et étant à ce titre considérés comme de acteurs à visée spéculative – un règlement européen paraît en 2012 consacré à la régulation des CDS. Cette proposition se penche sur les négociations ayant donné lieu à ce règlement, ainsi que sur les débats que cette initiative a suscité. Nous proposons de mettre en évidence la façon dont les bureaucraties européennes, aux prises avec l’industrie financière, gouvernent une activité financière globalisée et dé-territorialisée. La communication analyse la façon dont se développe une approche « précautionneuse » de la réglementation, au sens où elle limite les possibilités de contrainte juridique uniforme et agit avec précaution vis-à-vis des intérêts des industriels financiers et de leur activité « normale », dont elle consolide les assises.

The European government of a de-territorialized financial space : Regulating sovereign debt market at stake with Credit default swap
At the height of the European sovereign debt crisis, in 2011-2012, the spreads between different sovereign debt rates rose sharply, especially in so-called «peripheral» countries. This phenomenon reflected a generalized stress on the financial solvency of member states and turn the once unthinkable option of a sovereign «default» into a tangible assumption. In this particular context, European regulatory actors have focused on the sovereign CDS market – financial contracts ensuring against the sovereign default of its debt – and have considered their regulation as one of the means to halt speculation on sovereign interest rates in the euro area. After Germany had banned «naked» sovereign CDS – insurance contracts that are held by agents who do not own the underlying debt and can therefore be considered as speculative financial players – in May 2010, a European regulation was published in 2012, devoted to the regulation of CDS. This proposal looks at the negotiations that led to this regulation, and at the debates that this initiative has generated. We highlight the way in which European bureaucracies, struggling with the financial industry, govern a globalized and de-territorialized financial activity. The presentation analyzes the development of a «precautionary» approach to regulation, in the sense that it limits the possibilities of uniform legal constraint and acts with caution towards the interests of the financial industry.

Yiorgos Vassalos, (SAGE, Université de Strasbourg)

Les   capitaux   mobilisés   dans   la coproduction des normes par l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) et les lobbyistes financiers
Cette contribution se penche sur les méthodes de travail de l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) – produit institutionnel de la crise financière de 2008 – et la façon dont elles ont été déployées concrètement pour la production des normes d’exécution émanant de la révision de la législation européenne sur les marchés des instruments financiers (MiFID II). Les pratiques de l’ESMA consistent à une coopération quasi-quotidienne de ses agents avec les représentants d’intérêts des entreprises financières à travers des groupes consultatifs, des consultations écrites et des auditions orales. Notre enquête analyse le poids des différents intérêts dans ce processus ; le trio banques – gérants de portefeuilles – bourses domine et les émetteurs non financiers, les petits investisseurs, les groupes des professionnels, les syndicats, les ONG et les universitaires sont marginalisés. Ces acteurs sont inégalement mobilisés selon les divers modes de consultations et selon les dossiers traités qui se voient traités par l’ESMA. Des agents des régulateurs nationaux sont aussi chargés à participer de façon continue au travail de l’ESMA. Mais on peut néanmoins retracer les trajectoires de carrière des tous ces agents publics, européens et nationaux, qui constituent l’équipe de travail de l’ESMA sur MiFID II et dont les parcours professionnels antérieurs sont souvent marqués par un passage par les métiers de la finance privée. L’ESMA est le pôle de concrétisation de ce que Peter Haas (1992) appellerait une « communauté épistémique » dont les participants partagent la croyance aux principes de base de leur travail. Le bien-fondé d’une liquidité toujours en croissance et l’existence d’une « corrélation positive entre la croissance des transactions financières et celui de l’économie réelle » (Ross, Zervos 1998) sont notamment deux de ces principes partagées entre régulateurs et régulés. Si leurs passages antérieurs dans le privé leur confèrent un « capital bureaucratique spécifique à base technique » (Laurens 2015), les régulateurs publics subissent néanmoins une certaine dépendance vis-à-vis à leurs collègues toujours en poste dans le privé et qui ont un accès beaucoup plus important à des données des marchés (cours, prix et volumes des transactions notamment dans les plateformes non réglementées). Ces données sont mobilisées par les régulés pour proposer des alternatives aux normes proposées par les régulateurs et elles sont prises sérieusement en compte par ces derniers malgré le fait qu’ils n’ont pas des moyens de vérification immédiate.Les entreprises financières ont aussi plus des ressources humaines à engager dans le processus de production des normes. Soixante-seize de leurs experts participent aux groupes consultatifs de l’ESMA sur MiFID II alors que seulement quinze agents publics sont officiellement chargés de rédiger concrètement ces normes. L’attention que ces experts privés consacrent à ce travail ne doit pas être sous-estimée, si on considère le rôle accru des départements de conformité au sein des entreprises financières (Lenglet 2016). L’industrie financière peut en outre demander des renforts parmi les environ 300 lobbyistes/experts qu’on recense comme actifs sur le dossier MiFID II à un moment ou un autre alors que les régulateurs européens ou nationaux ont un personnel beaucoup plus limité.
Si le « capital bureaucratique spécifique » à la régulation financière européenne a deux volets (A. connaissance des procédures et des méthodes de travail des législateurs et régulateurs financiers au sein de l’UE et B. connaissance de « l’économie politique », la « géographie » et des « externalités » des marchés financiers), la majorité des agents rares le possédant travaillent pour l’industrie financière et non pas pour les régulateurs. Ceci peut nous conduire à reconnaitre une particularité au sous-champ financier de l’eurocratie, certainement par rapport au champ de l’eurocratie dans son ensemble (26,000 lobbyistes pour plus de 55 000 agents d’institutions) et potentiellement par rapport à la plupart d’autres secteurs économiques ou/et sous-champs : la supériorité des effectifs détenant le capital bureaucratique au secteur privé par rapport aux effectifs des autorités publiques. Les facteurs de sociabilité qui contribuent à l’évolution des carrières dans le sous-champ financier déterminent un cadre différencié du reste du champ européen qui impose pourtant des contraintes concrètes au fonctionnement de l’Union européenne comme un ensemble.

The co-production of implementing measures by the European Securities and Markets Autority (ESMA) and financial lobbyists
This contribution focuses on the working methods of the European Securities and Markets Authority (ESMA) – an institutional by-product of the 2008 financial crisis – and the way they were concretely deployed to draft the implementing measures of the revised Markets in Financial Instruments Directive and Regulation (MiFID/R II) ESMA practices include almost daily cooperation with representatives of financial interests through consultative groups, written consultation and hearings. Our study analyses how different interests weighted in this process; banks, asset managers and stock exchanges dominated it while non-financial issuers, retail investors, professionals, trade unions, NGOs and academics remained marginal. All the above actors have been unequally mobilised in different modes of consultation and different aspects of the legislation.
National regulators’ officials have been also charged with ESMA work in a continuous manner. Our study traces back the careers of both the national and European regulatory authorities’ agents that have been involved in ESMA’s MiFID II work. Two thirds of them have worked for private financial corporations. An “epistemic community” (Haas 1992) is built around ESMA whose participants share the belief on some basic principles of their work. The well-founded of an ever increasing liquidity and the existence of a positive correlation between the growth of financial transactions and the growth of the real economy (Ross, Zervos 1998) are two of these principles shared by the regulators and the regulated.
Public regulators’ agents have profited from their private sector experiences in order to build their “technically based, sector specific bureaucratic capital” (Laurens 2015), but they suffer a certain dependence on their colleagues still working for the private sector: the latter have a much better access in market data (fi. prices, quotations, volumes of transactions especially in non-regulated venues). These data are mobilized by the regulated to come up with alternatives on the measures proposed by the regulators and these alternatives are to be carefully taken into consideration, despite the regulators not having the means to immediately verify the numbers advanced by the regulated. The financial industry also has more human resources to engage in the process of drafting implementing measures. Seventy-six of its experts participate in ESMA’s consultative groups on MiFID II, when only fifteen public agents are officially charged with drafting them. Given the increased importance of compliance departments within financial corporations (Lenglet 2016), the attention paid by those corporate experts in ESMA’s drafting business shouldn’t be underestimated. Financial industry can also mobilise among the 300 lobbyists / experts that we counted as active on MiFID II on one moment or another, while national or European regulators have much more limited staff to mobilise.   If the “bureaucratic capital” which is specific to EU financial regulation has two components (A. knowledge of the legislative and regulatory procedures and working methods of the EU and its member states and B. knowledge of the “political economy”, the “geography” and the “externalities” of financial markets), the majority of the rare agents manipulating it works for the financial industry rather than for the regulators. This can lead us to recognize a particularity of the financial sub-field of the « Field of Eurocracy » (Georgakakis. 2012), certainly in comparison with the totality of the Field (26 000 lobbyists for more than 55 000 EU institutions’ staff) and potentially in comparison with other economic sectors and / or sub-fields: the numerical superiority of the private sector regarding the human resources possessing the bureaucratic capital enabling a real engagement in the drafting process. The sociability factors that contribute to the evolution of careers in the financial sub-field determine a differentiated framework from the rest of the “Field of Eurocracy” which – nonetheless – imposes specific restraints to the general functioning of the European Union.

Christian Schmidt-Wellenburg (Université de Postdam)

Les discours des économistes allemands sur la crise européenne
En Allemagne, comme dans la plupart des contextes académiques nationaux en Europe, la crise qui a pris son origine en 2008 et qui persiste jusqu’à présent a été l’objet de discussions virulentes. Les controverses s’enflammaient face aux risques et responsabilités perçues, face à ce qui semblait nécessaire pour résoudre les problèmes et finalement face à la question qui était censé à faire quoi exactement. La discussion atteignait un premier point culminant en juin 2012 quand le Conseil Européen a décidé à faire avancer l’installation d’une union bancaire européenne, une décision décidément patronnée par Angela Merkel et – en même temps – refusée par beaucoup de personnages importants du discours politico-économique en Allemagne. Cette décision menait directement à une première lettre ouverte signée par 274 économistes qui prenaient parti contre l’idée d’une union bancaire européenne suivie d’une seconde lettre signée par 221 économistes qui cinglait la direction inverse. Ces économistes sont le sujet d’un projet de recherche sur lequel base le papier présenté. Ils forment un échantillon d’individus affectés par la matière qui est plus large que celui des « suspects habituels » qui donnent traditionnellement leurs opinions sur le sujet en question.
Le papier présenté promeut l’hypothèse que les différences et les commonalités des prises de position dans le discours économique sont à expliquer de manière convaincante quand on prend en considération les positions que les économistes occupent dans le champ des économistes. Les positions prises par rapport à la crise européenne sont fixés au regard d’une interprétation détaillée des problèmes décrits, des solutions proposées, des responsabilités attribuées, des valeurs de référence, des subjectivités construites et des formes de gouvernement impliqués par les différentes façons de s’exprimer qui sont à retrouver dans les textes produits par les économistes. Ces textes ont été codifiés en utilisant la méthodologie de la Grounded Theory. Le premier résultat était un schème assertif de codes qui rendait visible les régularités discursives cachées de ce secteur du discours politico-économique et qui permettait en même temps de localiser les positions des producteurs de texte les unes par rapport aux autres. Simultanément, les dates biographiques des économistes faisant partie de l’échantillon ont été « ceuillies » des curriculums et de toute autre source accessible pour construire un schème biographique selon la même méthode. Ce dernier permet de reconstruire les différences les plus importantes qui règlent les relations entre les économistes allemands : le degré de l’internationalisation ou au moins de l’européanisation contrasté à l’accolage national des parcours professionnels, le degré d’attachement aux institutions politiques et économiques nationales contrasté à une préférence pour les projets scientifiques localisés plutôt au pôle autonome du champ et puis finalement la différence entre beaucoup et peu de renommé académique. Le papier suggère que les différences et commonalités sont à comprendre en tant qu’objectivations des pratiques quotidiennes des économistes et peuvent par conséquent être utilisés pour comprendre d’autres formes d’objectivations, par exemple les positions prises dans le discours politico-économique qui s’occupe de la question comment gouverner l’Europe dans les temps de crise. Cette hypothèse est par la suite élaborée au cours d’une analyse des correspondances multiples à base des paquets comprenant les dates concernant les qualités des différentes façons de s‘exprimer et les positions professionnelles.

German economists’ discourses on the European Crisis
As in most other European national academic settings the crisis that struck in 2008 and has been prevailing since has been the object of vigorous debates. Controversy arose over what actually was at stake and who was to blame, what needed to be done to solve the problems detected and who was to do what. The discussions researched a first climax in June 2012, when the European Council decided to go ahead with building a European Banking Union, a decision strongly support by Angela Merkel and at the same time rejected by many well-known figures in German politico-economic discourse. The decision immediately triggered a first open letter signed by 274 economists opposing a European banking union and a second letter signed by 221 in favour of a European banking union. The research project on which the paper is based analysis these economists. In addition to most other investigations starting with such an event of self-selection guarantees a sample of individuals that at the same time are interested in these controversies and stem from a much broader range than the usual subjects that regularly engage in public politico-economic discourse.
The paper forwards the hypothesis that differences and similarities in the economists’ discursive position-takings are best explained with reference to the economists’ positions in the field of economists. The stances taken on the European Crisis are documented by a close interpretation of problems described, solutions offered, responsibilities ascribed, values referenced, subjectivities constructed and governance forms implied in the different enunciations that can be found in texts produced by economists. These texts were coded using a grounded theory methodology. A comprehensive coding scheme was constructed that represents the underlying discursive regularities of this part of the politico-economic discourse and at the same time allows locating its producers – the economists – in relation to each other. At the same time biographical information on the economists under investigation was collected from their CVs and other publically accessible sources and a biographical dataset was built along the same methodological lines. This allows to reconstruct the main differences that structure the relationships between German economists: the degree of internationalisation and Europeaninsation as opposed to the national anchoring of their careers, the degree of engagement with national political institutions and business as opposed to a stronger engagement in scientific research projects located on the autonomous pole of the field, and the opposition between high and low academic merits and prestige. The paper argues that these differences and similarities can be understood as objectifications of the everyday practice of economist and may hence be used to understand other forms of objectifications, such as the stances taken in the politico-economic discourse on how to govern Europe in times of crisis. This hypothesis is than further elaborated by a multiple correspondence analysis of the joint data set of properties of economists’ discursive enunciations and professional positions.

Mercredi 12 juillet 2017 14h00-18h00

DERON Eva eva.deront@umrpacte.fr
GEORGAKAKIS Didier didier.georgakakis@univ-paris1.fr
HASSENTEUFEL Patrick patrick.hassenteufel@me.com
LAURENS Sylvain laurens@ehess.fr
LAURENT Brice brice.laurent@mines-paristech.fr
LEBROU Vincent Vincent.Lebrou@misha.fr
LEMOINE Benjamin benjamin.lemoine@dauphine.fr
LOUIS Julien Julien.louis54@hotmail.fr
PIQUET Agathe piquetagathe@gmail.com
VASSALOS Yiorgos yiorgosvassalos@yahoo.gr
SCHMIDT-WELLENBURG Christian cschmidtw@uni-potsdam.de
WOLL Cornelia cornelia.woll@sciencespo.fr