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Responsables scientifiques :
Anne Bory (Clersé, Université de Lille) anne.bory@univ-lille.fr
Sabine Rozier (IRISSO, Université Paris-Dauphine-PSL) sabine.rozier@dauphine.psl.eu
Les récentes recherches sur l’engagement philanthropique, notamment celles des grandes fondations, ont souligné, par-delà la spécificité de leurs terrains d’enquête, combien cette pratique portait une contestation plus ou moins explicite de la légitimité des pouvoirs publics à incarner l’intérêt général et à prétendre définir ce qui « bon » et « bien » pour nos sociétés (Lambelet 2014, Reich et al. 2016, Lefèvre et Monier, 2021). Car ces fondations, qu’elles œuvrent dans le domaine social (Bory 2013, Duvoux 2015), éducatif (Reckhow 2012, Tompkins-Stange 2020), culturel (Rozier 2017, Monier 2019) ou sanitaire (McGoey 2015), ne font pas seulement valoir, aux côtés des acteurs publics, leur capacité à contribuer au « progrès » économique et social, elles mettent aussi en avant la spécificité de leurs méthodes d’intervention, inspirées par des techniques et des savoirs qu’elles jugent plus efficaces que ceux des acteurs publics. À la légitimité que confèrent le suffrage et la délibération démocratiques est ainsi opposée une autre forme de légitimité (Mitsushima 2017) pour justifier le bien-fondé de ces « politiques privées » : celle qui repose sur l’expertise supposée de ces fondations dans la prise en charge des défis auxquels font face nos sociétés. Au point que leurs responsables ne cessent de demander que soit aménagé un cadre juridique et fiscal capable de susciter d’autres vocations philanthropiques. Mais la conviction avec laquelle ces derniers appellent les pouvoirs publics à répondre à leurs attentes contraste avec la faiblesse de leurs capacités de mobilisation. Écartelés entre des statuts très divers, dotés de porte-parole divisés et secondés par des prescripteurs en concurrence les uns avec les autres (avocats, notaires, banquiers, gestionnaires de patrimoine), les acteurs philanthropiques peinent à parler d’une même voix. En témoignent leurs difficultés à se coordonner (cf. l’échec d’un giving pledge à la française), à répondre aux critiques qui les visent (dérive ploutocratique, pouvoir excessif, faible transparence, contribution à la reproduction des inégalités, etc.) et à apaiser les doutes dont ils sont régulièrement l’objet.
Cette ST souhaite ainsi faire dialoguer des recherches relatives à la manière dont le monde philanthropique tente et parvient – ou pas – à se mobiliser pour faire avancer sa cause. Un premier axe sera consacré aux mobilisations des acteurs patronaux. Il permettra, en mettant en regard deux moments historiques singuliers (d’une part l’engagement philanthropique de l’élite industrielle française sous la Monarchie de juillet, d’autre part une initiative lancée par des milliardaires américains en 2010), d’analyser les raisons que mettent en avant ces cercles élitaires et les visions du monde qui les sous-tendent, pour exhorter leurs pairs à s’engager au service de causes collectives. Un deuxième axe s’intéressera plus particulièrement aux savoirs technico-scientifiques produits par les fondations pour promouvoir, et convaincre, au nom d’une certaine rationalité, de la justesse de leurs manières d’agir. Un troisième axe explorera ce que fait l’engagement philanthropique aux territoires ruraux ou en reconversion industrielle en analysant la manière dont des fondations créent des coalitions favorables à la défense des intérêts du secteur agricole ou tentent, auprès de populations précaires auxquelles sont vantés les mérites de l’entrepreneuriat, de réduire leur potentiel contestataire. Enfin, un quatrième axe analysera les rapports contrastés des acteurs philanthropiques aux enjeux du vivant, en examinant d’un côté les usages distinctifs, sous la IIIe République, de la promotion de pratiques alimentaires végétariennes, et de l’autre les tentatives de grandes fondations du secteur financier de peser sur l’orientation actuelle des politiques de lutte contre le dérèglement climatique.
Recent research on philanthropic engagement, particularly that of large foundations, has emphasized, beyond the specificity of their fields of investigation, the extent to which this practice encapsulates a challenge to the legitimacy of public authorities to embody the general interest and to define what is « good » and « right » for our societies (Lambelet 2014, Reich et al. 2016, Lefèvre and Monier, 2021). These foundations, whether they work in the social (Bory 2013, Duvoux 2015), educational (Reckhow 2012, Tompkins-Stange 2020), cultural (Rozier 2017, Monier 2019) or health (McGoey 2015) fields, not only assert, alongside public actors, their capacity to contribute to economic and social « progress”. They also put forward the specificity of their methods of intervention, inspired by techniques and knowledge deemed to be more effective than those of public actors. The legitimacy conferred by democratic suffrage and deliberation is thus opposed to another form of legitimacy (Mitsushima 2017) to justify the validity of these « private policies »: that which is based on the supposed expertise of these foundations in dealing with contemporary social challenges. Their leaders are constantly calling for a legal and fiscal framework that could foster philanthropic vocations. But the conviction with which they call on public authorities to meet their wishes contrasts with the weakness of their mobilization capacities. Philanthropic actors have very diverse statuses, their spokespersons are divided, and they are supported by prescribers in competition with each other (lawyers, notaries, bankers, asset managers). In short, they struggle to speak with one voice. They have difficulty coordinating (cf. the failure of a French-style giving pledge) or responding to criticism (plutocratic drift, excessive power, low transparency, contribution to the reproduction of inequalities, etc.).
This ST intends to explore the way in which the philanthropic world attempts and succeeds – or fails – to mobilize to advance its cause. A first axis will be devoted to the mobilizations of business philanthropists. The comparison of two singular historical moments (on the one hand, the philanthropic commitment of the French industrial elite under the July Monarchy, and on the other hand, an initiative launched by American billionaires in 2010) will allow us to analyze the reasons put forward by these elite circles in order to urge their peers to commit themselves to collective causes. A second axis will focus on the technical-scientific knowledge produced by the foundations to promote and convince, in the name of a certain rationality, the rightness of their ways of acting. A third axis will explore what philanthropic commitment does to rural areas or areas undergoing industrial conversion by analyzing the way in which foundations create coalitions defending the interests of the agricultural sector or attempting to reduce the potential for protest among precarious populations to whom the merits of entrepreneurship are touted. Finally, a fourth axis will analyze the contrasting relationships between philanthropic actors and the challenges of the living world, by examining, on the one hand, the distinctive uses, under the Third Republic, of the promotion of vegetarian food practices, and on the other hand, the attempts of large foundations in the financial sector to influence the current direction of climate change policies.
Références / References
Bory, Anne, (2013), « Le bénévolat d’entreprise en France. Une rencontre du privé et du public sous influences étasuniennes », Travail et emploi, n° 33, p. 53-62.
Chelle, Élisa (2017), « La philanthropie aux États‑Unis et en France. Retour sur une traditionnelle opposition », Sociologie, vol. 8, n°4, 2017, pp. 395-408.
Duvoux, Nicolas (2015), Les oubliés du rêve américain. Philanthropie, Etat et pauvreté urbaine aux Etats-Unis, Paris, Puf.
Herlin-Giret, Camille (2019), Rester riche. Enquête sur les gestionnaires de fortune et leurs clients, Lormont, Le Bord de l’eau.
Lambelet, Alexandre (2014), La Philanthropie. Presses de Sciences Po
Lefèvre, Sylvain A., et Anne Monier (2021) (dir.), Philanthropes en démocratie, Paris, Presses universitaires de France.
Lefèvre, Sylvain A., et Marie Langevin (2020), « Mastercard, sa fondation et l’inclusion financière : une entreprise philanthropique ? », Revue française de sociologie, vol. 61, n° 4, pp. 587-615.
McGoey Linsey (2015), No Such Thing as a Free Gift. The Gates Foundation and the Price of Philanthropy, Londres, Verso.
Mitsushima, Nagisa (2017), « Aménager, subvertir et contester l’ordre électoral. Philanthropie et politique sous la Restauration (1819-1830) », Genèses, vol. 109, n° 4, pp. 32-56.
Monier, Anne (2019), Nos chers « Amis américains ». Une enquête sur la philanthropie transnationale, Presses universitaires de France, 2019.
Reckhow, Sarah (2012), Follow the money: How foundation dollars change public school politics, Oxford University Press.
Reich, Rob, Cordelli, Chiara, et Bernholz, Lucy (ed.) (2019), Philanthropy in democratic societies: History, institutions, values, University of Chicago Press.
Rozier, Sabine (2017), « Le mécénat culturel d’entreprise dans la France des années 1980-1990: une affaire d’État », Genèses, 2017, n°4, p. 80-99.
Tompkins-Stange, Megan E. (2020), Policy patrons: Philanthropy, education reform, and the politics of influence, Harvard Education Press.
Présentation de la ST : Anne Bory, Sabine Rozier
Axe 1 / Éclairages historiques et contemporains sur les mobilisations philanthropiques élitaires
Nagisa Mitsushima (Université de Lille, CERAPS), Convertir la philanthropie à l’esprit d’entreprise et les patrons à la vertu publique. La mobilisation pour la philanthropie financière, 1830-1843
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Maxim Fortin (IRIS et PhiLab-UQAM), Le Giving Pledge : une décennie plus tard.
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Discutante : Sabine Rozier (IRISSO, Université Paris-Dauphine – PSL)
Débat avec la salle
Axe 2 / Imaginaires et savoirs technico-scientifiques philanthropiques
Pedro Grunewald Louro (Université de São Paulo, GPSECC), De la démission de l’État aux réformateurs de l’action publique au Brésil : les changements du « troisième secteur » vers la construction d’une philanthropie politico-scientifique nationale (1994-2019)
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Neil Stephens (University of Birmingham), Samantha Vanderslott (University of Oxford), Apolline Taillandier (Universität Bonn, University of Cambridge), Technoscientific world-making through philanthropic metric work: Effective Altruist interventions into neglected tropical disease, cultured meat, and AI safety
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Discutant : Nicolas Duvoux (Cresppa-LabTop, Université Paris 8)
Débat avec la salle
Axe 3 / Ancrages territoriaux des mobilisations philanthropiques
Cécile Ferrieux (AgroParisTech, UMR Territoires) et Carole Sarkis (indépendante), Le rôle des fondations privées dans les politiques de développement rural : stratégies d’alliance et renouvellement des modes d’action
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Doris Buu-Sao (Université de Lille–CERAPS / Universitat de Barcelona – Departament d’Antropologia social), Réinventer la comarca » ? Philanthrocapitalisme minier et promotion de l’esprit d’entreprise face au chômage de jeunes andalou·ses.
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Discutante : Anne Bory (Clersé, Université de Lille)
Débat avec la salle
Axe 4 / Mobilisations philanthropiques et enjeux du vivant
Alexandra Hondermarck (CSO, Sciences Po), La cause végétarienne : une œuvre « philanthropique » ? (fin du XIXe siècle – années 1930)
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Anne Monier (Chaire Philanthropie de l’ESSEC), Mobilisations pour le climat. Quand le secteur philanthropique cherche sa voi(e)(x)
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Discutant : Sylvain A. Lefèvre (CRISES-PhiLab, UQAM).
Débat avec la salle
BORY Anne anne.bory@univ-lille.fr
BUU-SAO Doris doris.buusao@univ-lille.fr
DUVOUX Nicolas nicolas.duvoux@univ-paris8.fr
FERRIEUX Cécile cecile.ferrieux@agroparistech.fr
FORTIN Maxim mfortin78@hotmail.com
GRUNEWALD Louro Pedro pedro.louro@usp.br
HONDERMARCK Alexandra alexandra.hondermarck@sciencespo.fr
LEFEVRE Sylvain A. lefevre.sylvain@uqam.ca
MITSUSHIMA Nagisa nmitsushima@hotmail.com
MONIER Anne anne.monier@ens-lsh.org
ROZIER Sabine sabine.rozier@dauphine.psl.eu
SARKIS Carole carole.sarkis@edu.mnhn.fr
STEPHENS Neil n.stephens@bham.ac.uk
TAILLANDIER Apolline amit3@cam.ac.uk
VANDERSLOTT Samantha samantha.vanderslott@paediatrics.ox.ac.uk