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ST 38

Les politistes et les littératures. Enjeux, méthodes, objets

Political scientists and literatures. Issues, methods, subjects

 

Responsables scientifiques :

Jean-Michel Eymeri-Douzans (Sciences Po Toulouse – LaSSP) jean-michel.eymeri-douzans@sciencespo-toulouse.fr
Gildas Tanguy (Sciences Po Toulouse – LaSSP) gildas.tanguy@sciencespo-toulouse.fr

 

Si les politistes français – à l’instar de tous les chercheurs en sciences sociales – sont très attentifs à l’administration de la preuve, reposant sur un raisonnement sociologique rigoureux (Passeron, 1991), des méthodes d’enquêtes (quantitatives ou qualitatives) codifiées et un état des savoirs cumulés, ils semblent peu désireux d’explorer les potentialités que peut offrir la littérature pour « dire vrai » (Passeron, 2004) en science politique. Les grands anthropologues (tels Malinowski, Sahlins, Geertz, Leiris ou Lévi-Strauss) n’ont jamais hésité à jouer avec les frontières pour user des « vérités de la fiction » (Clifford et Marcus, 1986) afin de mieux penser ce qu’ils observaient. De nombreux historiens et courants historiographiques ont aussi mobilisé « l’empire du récit » (Genette, 1972) dans leurs travaux. Après les historiens romantiques (Guizot, Thierry, Mignet ou Michelet) qui narraient l’histoire nationale tels des romanciers, c’est l’histoire la plus savante qui entretient un questionnement sur sa nécessaire « littérarité » – entendue comme sa capacité à maintenir l’exigence scientifique sans renoncer à la qualité de la narration littéraire –. Michel de Certeau rappelle ainsi que l’histoire s’écrit, Paul Veyne définit l’histoire comme un « roman vrai », Henri-Irénée Marrou note que « pour mener à bien sa tâche [et] remplir vraiment sa fonction, il est nécessaire que l’historien soit aussi un grand écrivain », les théoriciens du linguistic turn, tel Hayden White, enjoignent les historiens à développer leur « imagination historique ». La liste est longue… Plus récemment encore, d’autres historiens (Corbin, 1992 ; Jouhaud, 1994 ; Carrard, 1998 ; Ozouf, 2001 ; Boucheron, 2010 ; Jablonka, 2014 & 2016 ; Haddad & Meyzie, 2015 ; Lyon-Caen, 2019) ont proposé, selon des angles très différents, de nouvelles épistémès des rapports entre littérature et histoire. Quant à la sociologie, longtemps aussi ambivalente envers la littérature qu’hostile à la psychologie, elle a, depuis l’ouvrage pionnier de Lewis Coser en 1963, entretenu un « régime d’interférences » (Lassave, 1999 & 2002) de plus en plus nourri avec la littérature. Qu’il s’agisse de la sociologie des mondes littéraires (Chamboredon, 1986 ; Bourdieu, 1992 ; Sapiro, 1999, 2014 & 2018 ; Champy, 2000) ou des apports de la littérature au travail sociologique (Ellena, 1998 ; Lassave, 1999 & 2002 ; Lahire, 2005 ; Baudorre, Rabaté & Viart, 2007 ; Barrère & Martucelli, 2009), maints sociologues entretiennent des dialogues réguliers, féconds et heuristiques avec la littérature… au point de s’intéresser eux-mêmes à « littérature et politique » (ARSS, 1996).

Quid de la science politique française en la matière ? Il existe, dans la frange la plus sociologique de notre discipline, des travaux importants qui interrogent le rôle, dans la production des idées politiques d’une époque, d’intellectuels engagés qui sont souvent des écrivains (Matonti, 2005, etc.), ou sur les transferts littéraires Est-Ouest à l’époque de la guerre froide (Popa, 2010). Quelques rares collègues ont consacré des recherches aux romans d’espionnage et aux romans noirs (Neveu, 1985 ; Collovald & Neveu, 2004), quand tel autre étudie François Mitterrand écrivain (Hourmant, 2010). Mais ce sont là des exceptions. Pour l’essentiel, notre petite discipline reste – en France, mais une première exploration des portails scientifiques les plus connus ne donne pas une énorme moisson dans une science politique anglophone de plus en plus décontextualisée et modélisatrice – à distance de ce questionnement sur les rapports à la littérature qui intéressent tant les historiens, en particulier. C’est d’autant plus surprenant que plusieurs collègues explorent d’autres « mondes de l’art », par leurs travaux récents sur le cinéma (Godmer, 2010 ; Godmer & Smadja, 2015) et très récents sur les séries (Taïeb & Lefebvre, 2020).

La littérature brûle-t-elle ? Les politistes français toujours en butte à l’assertion de sens commun que « la science politique n’est pas une science » auraient-ils peur d’ouvrir une boîte de Pandore autodestructrice en questionnant leur rapport à la littérature ? Il nous semble que cette terra (quasi-incognita) mérite d’être explorée. Certes, le sujet est complexe et les mots mêmes sont des pièges : ainsi, littérature(s) se conjugue au pluriel, avec les distinctions majeures mais difficiles entre les pures fictions littéraires (dont certaines sont très politiques, tel Soumission de Houellebecq), les littératures « engagées » du XXe siècle (Camus, Malraux, Sartre, …) les écrits mémorialistes (dont certains sont reconnus comme des monuments littéraires, de Saint-Simon à De Gaulle), ou encore les livres de témoignage toujours plus nombreux et consommables dus à des hommes politiques, conseillers du Prince, hauts fonctionnaires (Le Bart 1998, 2012, 2106 & 2018 ; Le Bart & Neveu, 1998). Nombre de questions peuvent nous servir de guide pour cette exploration : quels livres de littérature lisent les politistes quand ils n’écrivent pas de science ? Que peuvent proposer les œuvres littéraires aux lecteurs politistes ? Quels sont les usages savants que les politistes peuvent faire, ou pas, de certaines littératures, et lesquelles plus que d’autres ? Utilisons-nous les livres de témoignage d’acteurs autrement que comme de simples sources imprimées ? Mais aborder les rapports entre science politique et littératures ne s’arrête pas à la question des usages de celles-ci. Plus avant, y aurait-il une « imagination politiste » comme il existe une imagination sociologique (au sens de Wright Mills, 2006) ou historique (White, 1973) ? Autre question encore : comment se « littérarise » la science politique, c’est-à-dire quelles sont les diverses « possibilités d’écriture » qui s’offrent, ou pas, aux politistes pour mieux développer nos « possibilités de connaissance » ? Cette section thématique vise ainsi à aborder un domaine encore peu défriché en science politique, en s’inspirant des riches réflexions et travaux menés en d’autres sciences sociales – histoire, anthropologie et sociologie. Cette ST sera un espace de libres échanges entre toutes celles et ceux, jeunes chercheurs ou chercheurs confirmés, que peut intéresser cette problématique peut-être marginale à ce stade, mais transversale à nos sous-disciplines.

 

If French political scientists – like all social scientists – are very attentive to the production of scientific evidence, which is based on rigorous sociological reasoning (Passeron, 1991), codified (quantitative and qualitative) methods of investigation, and a cumulated state-of-the-art, they seem unwilling to explore the potential of literature for “telling the truth” (Passeron, 2004) in political science. Great anthropologists (as Malinowski, Sahlins, Geertz, Leiris or Lévi-Strauss) have never hesitated to play with boundaries to use the “truths of fiction” (Clifford and Marcus, 1986) in order to better think what they observed. Many historians and historiographic streams have also mobilized “the narrative’s empire” (Genette, 1972) in their works. After the romantic historians (Guizot, Thierry, Mignet or Michelet) who narrated history in the manner of novelists, the most scholarly goes on questioning its own necessary “literarity” – defined as its capacity to maintain high scientific exigence without foregoing the quality of the literary narration –. Michel de Certeau reminds us that history is written, Paul Veyne defines history as “a true novel”, Henri-Irénée Marrou notes that “so as to carry out his task [and] really fulfil his function, it is necessary that the historian is also be a great writer”, theorists of the linguistic turn, like Hayden White, urge historians to develop their “historical imagination”. The list goes on… More recently, other historians (Corbin, 1992; Jouhaud, 1994; Carrard, 1998; Ozouf, 2001; Boucheron, 2010; Jablonka, 2014 & 2016; Haddad & Meyzie, 2015; Lyon-Caen, 2019) have proposed, from very different perspectives, new epistemai for the relationships between literature and history. As for sociology, which was for long as ambivalent towards literature as hostile to psychology, it has developed, since Lewis Coser’s seminal book in 1963, an increasingly sustained “regime of interferences” (Lassave, 2002) with literature. Whether it is the sociology of literary worlds (Chamboredon, 1986; Bourdieu, 1992; Sapiro, 1999, 2014 & 2018; Champy, 2000) or the contributions of literature to sociological work (Ellena, 1998; Lassave, 1999 & 2002; Lahire, 2005; Baudorre, Rabaté & Viart, 2007; Barrère & Martucelli, 2009), many sociologists now maintain frequent, fruitful and heuristic dialogues with literature… so much so that they take an interest in “literature and politics” (ARSS, 1996).  

What about French political science in this matter? In the most sociological fringe of our discipline, important works question the role, in the production of the political ideas of a given era, of public intellectuals who are often writers (Matonti, 2005, etc.), or on East-to–West literary transfers during the Cold War (Popa, 2010). A few colleagues have devoted research to espionage and dark novels (Neveu, 1985; Collovald & Neveu, 2004), while another studies President Mitterrand as a writer (Hourmant, 2010). But these are the exceptions. For the most part, our small discipline remains – in France, but a first exploration of the most well-known scientific portals does not bring up a huge harvest from an increasingly decontextualised and modelising Anglophone political science – at a distance from such a questioning about the relations to literature that interest so much historians, in particular. This is all the more surprising as several colleagues are exploring other ‘art worlds’, with recent works on movies (Godmer, 2010; Godmer & Smadja, 2015) and very recent on series (Taïeb & Lefebvre, 2020).

Is literature too much of a burning issue? Are French political scientists, who are always confronted with the common-sense assertion that “political science is not a science”, afraid of opening a self-destructive Pandora’s box by questioning their relationship to literature? It seems to us that this terra (quasi-)incognita deserves to be explored. Of course, the subject is complex and words themselves are traps: for instance, literature(s) is conjugated in the plural, with major but difficult distinctions tobe made between pure literary fictions (some of which are very political, such as Houellebecq’s Soumission), the “engaged” literatures of the twentieth century (Camus, Malraux, Sartre, … ), memorialist writings (some of which are recognised as literary monuments, from Saint-Simon to De Gaulle), or the ever-increasing number of books of testimonies by politicians, advisors to the Prince, and senior officials (Le Bart 1998, 2012, 2106 & 2018; Le Bart & Neveu, 1998). A number of questions can guide us in such an exploration: which books of literature do political scientists read when they are not writing science? What do literary artworks offer to political science readers? What scholarly uses can political scientists make, or not, of certain literatures, and which of them more than others? Do we use actor’s testimony books as more than just printed sources? Yet, considering the relationship between political science and literatures does not only address the question of the usages of the latter. Could there be a “political science imagination” as well as a sociological imagination (in the sense of Wright Mills, 2006) or an historical one (White, 1973)? Another question is: how can political science be « literalized », i.e. what are the various “writing possibilities” offered, or not, to political scientists so as to better develop our “possibilities of knowledge”? This Thematic Section thus aims to approach a field that is still underexplored in political science, drawing on the rich reflections and studies carried out in other social sciences – history, anthropology and sociology. This TS will be a space for free exchange between all those, young researchers or experienced scholars, who may be interested in this problematic, which may seem marginal at this stage, but which cuts across our sub-disciplines.

 

Références / References

Actes de la recherche en sciences sociales, Littérature et politique, vol. 111-112, mars 1996.

Boucheron, Patrick, « Toute littérature est assaut contre la frontière. Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire », Annales. HSS, 2010/2, pp. 441-467.

Bourdieu, Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1992.

Carrard, Philippe, Poétique de la nouvelle histoire. Le discours historique en France de Braudel à Chartier, Lausanne, Payot, 1998.

Certeau, Michel de, L’écriture de l’histoire, Paris, Folio, 2002 (1975).

Clifford, James et Marcus Georges E., Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, The University of California Press, 1986.

Coser, Lewis, Sociology through literature. An introductory reader, Englewood Clifts, Prentice-Hall, 1963.

Collovald, Annie et Neveu, Erik, Lire le noir. Enquête sur les lecteurs de récits policiers, Paris, Éditions de la BPI, 2004.

Corbin, Alain, « Le vertige des foisonnements. Esquisse panoramique d’une histoire sans nom », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 39, 1, 1992, pp. 103-126.

Godmer, Laurent, « Science politique et cinéma : penser le politique et le local avec Éric Rohmer », Raisons Politiques, 2010/2, pp. 17-30.

Jablonka, Ivan, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Éditions du Seuil, 2014.

Lahire, Bernard, L’esprit sociologique, Paris, La Découverte, coll. Textes à l’appui, 2005.

Le Bart, Christian et Neveu, Erik, « Quand les énarques se font écrivains : un art du “Grand Écrit” », Mots. Les langages du politique, n° 54, 1998.

Le Bart, Christian, La politique en librairie : les stratégies de publication des professionnels de la politique, Paris, Armand Colin, 2012.

Lyon-Caen, Judith, La griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, Paris, Gallimard, coll. Essais, 2019.

Marrou, Henri-Irénéé, De la connaissance historique, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 1975 (1954).

Matonti, Frédérique, Intellectuels communistes : essai sur l’obéissance politique, La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005.

Neveu, Erik, L’idéologie dans le roman d’espionnage, Paris, Presses de la FNSP, 1985.

Ozouf, Mona, Les aveux du roman, Paris, Gallimard, coll. tel, 2001.

Passeron, Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel. Paris, Nathan, 1991.

Sapiro, Gisèle, La sociologie de la littérature, Paris, La Découverte, 2014.

Taïeb, Emmanuel et Lefebvre, Rémi (dir.), Séries politiques. Le pouvoir entre fiction et vérité, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2020.

Veyne, Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 1996 (1971).

White, Hayden, Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, John Hopkins University Press, 1973.

Session 1

Modération et introduction : Gildas Tanguy (LaSSP – Sciences Po Toulouse) et Jean-Michel Eymeri-Douzans (LaSSP – Sciences Po Toulouse)

Yannick Rumpala (ERMES – Université Côte d’Azur), La science-fiction, une littérature pour politistes par excellence ?

Marine de Lassalle (SAGE – Université de Strasbourg), Une enquête sur l’européanisation de la littérature noire

Benjamin Oudet (Université Paris II Panthéon – Assas), Le roman d’espionnage. Quand la fiction du secret vient au secours de la science politique ou l’inverse
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Guillaume Beaud (CERI – Sciences Po), Le mémoire de haut fonctionnaire pour étudier les transformations de l’État : différenciation des répertoires de légitimation des élites administratives en Iran et au Pakistan
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Laurent Godmer (LIPHA – Université Gustave Eiffel), Les coulisses du pouvoir dans la littérature française contemporaine
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Session 2

Modération : Gildas Tanguy (LaSSP – Sciences Po Toulouse) et Jean-Michel Eymeri-Douzans (LaSSP – Sciences Po Toulouse)

Alfredo Joignant (COES – Université Diego Portales), La fabrication littéraire d’une identité sociale et d’un événement politique : le cas de L’imposteur et d’Anatomie d’un instant de Javier Cercas
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Lilian Mathieu (Centre Max Weber – ENS Lyon), Autoportrait du romancier en politiste. Interrogations méthodologiques autour de Histoire de Mayta
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Antoine Aubert (CESSP – Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne) & Samia Meyers (CERIEL – Université de Strasbourg), Écriture du travail et pensée politique. L’exemple des écrits littéraires ouvriers de la première moitié du XXe siècle
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Cédric Passard (CERAPS – Sciences Po Lille), La littérature pamphlétaire comme objet de science politique
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Valérie Larrosa (LaSSP – Sciences Po Toulouse), Une décision tragique. Réflexions sur les frontières du droit et du politique à propos du récit de François Sureau, Le Chemin des morts
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Christophe Voilliot (Sophiapol – Université Paris Nanterre), Du bon usage des « adjuvants » littéraires dans l’étude des pratiques électorales
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AUBERT Antoine antoine.aubert21@gmail.com

BEAUD Guillaume guillaume.beaud@sciencespo.fr

DE LASSALLE Marine marine.delassalle@misha.fr

EYMERI-DOUZANS Jean-Michel jean-michel.eymeri-douzans@sciencespo-toulouse.fr

GODMER Laurent laurent.godmer@univ-eiffel.fr

JOIGNANT Alfredo alfredo.joignant@mail.udp.cl

LARROSA Valérie valerie.larrosa@sciencespo-toulouse.fr

MATHIEU Lilian lilian.mathieu@ens-lyon.fr

MYERS Samia samia.myers@gmail.com

OUDET Benjamin benjamin.oudet@gmail.com

PASSARD Cédric cedric.passard@sciencespo-lille.eu

RUMPALA Yannick yannick.rumpala@univ-cotedazur.fr

TANGUY Gildas gildas.tanguy@sciencespo-toulouse.fr

VOILLIOT Christophe christophe.voilliot@parisnanterre.fr