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ST 26

Existe-t-il quelque chose comme un « conservatisme de gauche » ?

Is there something like “left conservatism”?

 

Responsables scientifiques :

Sébastien Caré (Université Rennes 1, IDPSP) sebastien.care@univ-rennes1.fr
Gwendal Châton (Université Rennes 1, IDPSP) gwendal.chaton@univ-rennes1.fr

Bien que durablement négligé par l’histoire des idées et souvent déconsidéré par la théorie politique contemporaine, le conservatisme connaît actuellement un regain d’intérêt (comme en témoigne la parution en 2017 d’un Dictionnaire du conservatisme aux éditions du Cerf), voire revêt un surcroît de légitimité (comme en attesteraient les traductions récentes de l’œuvre de Roger Scruton). Mais certaines dimensions de ce « retour du conservatisme », perceptible depuis maintenant quelques années, sont beaucoup plus inattendues. C’est notamment le cas avec l’apparition d’une forme hybride qui constituera l’objet de cette section thématique : le « conservatisme de gauche ». Traditionnellement ancré à droite de l’échiquier politique, le conservatisme semble en effet avoir réussi à franchir le Rubicon pour enrôler sous son drapeau une partie du camp adverse. Bien que cette qualification soit assez rarement employée – ceux qu’elle cherche à étiqueter ont encore quelques scrupules à revendiquer leur orientation conservatrice et leurs adversaires de gauche répugnent souvent à les voir comme d’authentiques « compagnons de route » –, le conservatisme de gauche semble de moins en moins devoir être considéré comme un oxymore. Disposant d’un panthéon de plus en plus fourni (Simone Weil, George Orwell, Christopher Lasch, etc.), porté par des intellectuels sans cesse plus présents dans les médias (Jean-Pierre Le Goff, Pierre-André Taguieff, Jean-Claude Michéa, Christophe Guilluy, Mark Lilla, etc.) et même propagé sous d’autres formes par des artistes aux trajectoires sensiblement différentes (de Pier-Paolo Pasolini à Michel Houellebecq), ce courant de pensée trouverait son unité dans un combat mené contre le repoussoir « libéral-libertaire », pour reprendre une catégorie proposée par le sociologue marxiste Michel Clouscard. Il pourrait ainsi se définir, en première approximation, de manière négative comme une résistance face à un libéralisme compris dans sa double dimension économique et culturelle. Prenant acte du dynamisme contemporain de cette sensibilité, cette section propose de l’étudier dans une triple perspective d’histoire des idées, de sociologie des intellectuels et de théorie politique.

Axe 1/ Étudier les idées des conservateurs de gauche. Au-delà de cette acception négative, le premier axe sera consacré à un travail d’identification des thématiques développées par ce courant. L’objectif sera notamment de repérer les éléments qui le différencient de la gauche progressiste. Quelques pistes peuvent être ici avancées. Un anticapitalisme d’obédience marxiste constitue sans nul doute son noyau. L’ancrage national et le patriotisme sont ensuite des points communs aux conservateurs de gauche : la mondialisation et la construction européenne sont vues comme les vecteurs de processus impersonnels (le marché, le droit) qu’il s’agit de contenir par un volontarisme politique salutaire. La promotion d’une « morale ordinaire » contre les formes de relativisme post-moderne est un autre trait partagé. Cela indique un certain rapport au peuple, entendu au sens de la plèbe, porteur d’une « décence commune » et qu’il faut défendre contre des élites dirigeantes accusées d’avoir abandonné la lutte contre les inégalités et, plus largement, d’avoir fait sécession. La référence au civisme, et plus largement au bien commun, sert enfin à unifier l’ensemble, mais aussi à affirmer un impératif de « conservation du monde » contre le « culte du progrès », ce qui conduit notamment à une sensibilité écologique et à une grande méfiance à l’égard de l’innovation technologique.

Axe 2 / Reconstituer les itinéraires des conservateurs de gauche. Cette ST ambitionne également de mieux appréhender les trajectoires des conservateurs de gauche, dont le positionnement est souvent le résultat d’un « tournant conservateur » et l’aboutissement d’une rupture avec la gauche traditionnelle. On cherchera tout d’abord à repérer des expériences similaires (la rencontre avec le marxisme, la découverte du peuple, la prise de conscience des « dérives » de la gauche, etc.) et des dispositions partagées (une tendance au non-conformisme, un itinéraire de transclasse, etc.) qui peuvent venir éclairer leur évolution intellectuelle. On cherchera ensuite à isoler les ruptures et les bifurcations conduisant au conservatisme de gauche (avec le progressisme, avec la gauche, avec une mouvance intellectuelle, avec un milieu partisan, etc.). Ce travail conduira à identifier des événements ayant joué le rôle de déclencheurs, qu’ils soient de nature culturelle (la contre-culture des années 1960, Mai 68, les contestations des années 1970, etc.), politique (les tournants programmatiques des gauches, les traités européens, etc.) ou encore liés au contexte international (le 11 septembre 2001). La sociologie des intellectuels et l’histoire des idées doivent ici se rejoindre pour permettre de pointer les principales lignes de fracture séparant ces conservateurs atypiques des mouvements de la gauche radicale, socialiste et social-démocrate, au premier rang desquelles on peut citer l’hédonisme individualiste, l’adhésion à une société de consommation et une civilisation de loisirs, la mise en avant d’une culture de masse, la défense des minorités, la réclamation permanente de nouveaux droits, la promotion de l’immigration et du multiculturalisme, la critique des autorités, de la famille et des institutions, le rejet de toutes les traditions ou encore la réforme de l’éducation.

Axe 3/ Interroger la cohérence du conservatisme de gauche. Le troisième axe aimerait enfin questionner, dans une perspective relevant davantage de la théorie politique, la consistance et la cohérence d’un tel positionnement. Le risque n’est-il pas, en effet, que cette étiquette donne naissance à ce que Wittgenstein appelait un « canard lapin », autrement dit une illusion se rattachant, selon le regard de l’observateur, soit à la gauche, soit à la droite, mais sans jamais parvenir au dépassement du clivage ordonnateur ? L’impératif égalitariste de justice sociale est-il compatible avec la défense conservatrice d’un certain ordre établi ? A l’inverse, peut-on être attaché aux traditions et à l’autorité, et se revendiquer d’une gauche étroitement liée au mouvement des Lumières ? Bref, peut-on, en toute rigueur, être à la fois économiquement progressiste et culturellement conservateur ? Telles sont les questions qu’il faudra poser afin de déterminer s’il existe vraiment quelque chose comme un conservatisme de gauche.

 

Conservatism has been durably neglected by historians of political ideas, and often discredited by political theorists. It is therefore surprising to see today this trend of thought, which we thought was obsolete, making a discreet comeback. Several elements indicate that conservatism is currently experiencing a revival of interest (as evidenced by the publication in 2017 of a Dictionnaire du conservatisme published by Le Cerf), or even an increase in legitimacy (as evidenced by recent translations of R. Scruton’s work, or by the multiplication of comments of M. Oakeshott and P. Manent). But some dimensions of this « return of conservatism », perceptible for some years now, are much more unexpected. This is particularly the case with the appearance of a hybrid that will constitute the subject of this panel: « left-wing conservatism ». Traditionally anchored to the right of the political spectrum, conservatism seems to have succeeded in crossing the Rubicon to convert a segment of the left wing. Although qualification is rarely used – those it seeks to label still have some qualms about claiming their conservatism and their progressive opponents are often reluctant to see them as their true fellow travellers -, left-wing conservatism seems less and less considered an oxymoron. With its own pantheon (S. Weil, G. Orwell, C. Lasch, etc.), supported by media intellectuals (J-P. Le Goff, J-C. Michéa, M. Lilla, etc.) and even propagated by « committed » artists (from P-P. Pasolini to M. Houellebecq), this current of thought would find its unity in a fight against the « libéralisme-libertaire », to use a category proposed by sociologist Michel Clouscard. It could thus be defined negatively as resistance to a liberalism taken in its dual economic and cultural dimension. Taking seriously the contemporary development of this sensitivity, this panel proposes to study it from a threefold perspective of the history of ideas, the sociology of intellectuals and political theory.

Axis 1/ Studying the ideas of left-wing conservatives. The first axis will be devoted to identifying the themes developed by this current of thoughts. The objective will be to identify the elements that differentiate it from the progressive left. Some suggestions can be made here. An anti-capitalism of Marxist obedience is undoubtedly its core. National anchoring and patriotism are then common points for left-wing conservatives: globalisation and European integration are seen as the vectors of impersonal processes (the market, the law) that must be contained by a healthy political voluntarism. The promotion of an « ordinary morality » against post-modern forms of relativism is another shared feature. This indicates a certain relationship to the people, which carries a « common decency » and which must be defended against ruling elites accused of having abandoned the fight against inequality and, more broadly, of having seceded. The reference to civic-mindedness, and more broadly to the common good, finally serves to unify the whole, but also to affirm an imperative of « world conservation » against the « cult of progress », which leads in particular to ecological sensitivity and a great distrust towards technological innovation.

Axis 2 / Tracing the intellectual trajectories of left-wing conservatives. This panel also aims to better understand the trajectories of left-wing conservatives, whose positioning is often the result of a « conservative turn » and the consequence of a break with the traditional left. First of all, we will seek to identify similar experiences (the encounter with Marxism, the discovery of the people, the awareness of the « excesses » of the left, etc.) and shared dispositions (a tendency towards non-conformity, a path of transclass, etc.) that can shed light on their intellectual evolution. We will then try to isolate the ruptures leading to left-wing conservatism (with progressivism, with the left, with an intellectual movement, with a partisan milieu, etc.). This work will lead to the identification of events that have played the role of triggers, whether cultural (the counter-culture of the 1960s, May 1968, the protests of the 1970s, etc.), political (the programmatic turning points of the Left, the European treaties, etc.) or geopolitical (September 11, 2001). The sociology of intellectuals and the history of ideas must come together to identify the main dividing lines between left-wing conservatives and radical left-wingers, first and foremost individualistic hedonism and adherence to a civilization of consumption and leisure, the promotion of a mass culture, the defence of minorities, the permanent claim of new rights, the promotion of immigration and multiculturalism, the criticism of authority, the family and institutions, the rejection of all traditions and the reform of education.

Axis 3/ Questioning the coherence of left-wing conservatism. Finally, the third axis would like to question, from a more political theory perspective, the consistency and coherence of such a positioning. Is there not a risk that this label could give rise to what Wittgenstein called a « rabbit duck illusion », i.e. a quirk that, depending on the observer’s view, is linked either to the left or to the right, but that never goes beyond the authorising division? Is the egalitarian imperative of social justice compatible with the conservative defence of a certain established order? On the other hand, can we be attached to traditions and authority, and claim to be part of a left closely linked to the movement of the Enlightenment? In short, can we, in all rigour, be both economically progressive and culturally conservative? These are the questions that will have to be asked in order to determine whether there is something like left-wing conservatism.

Session 1 / Généalogies et expressions du conservatisme de gauche

Axe 1 / Histoire d’une pensée politique

Amaury Giraud (Univ. de Montpellier, CEPEL), Penser le conservatisme de gauche
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Olivier Ruchet (Univ. of Zurich, IPZ), Sheldon Wolin et la revue Democracy : l’antimodernisme radical est-il un conservatisme ?
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Axe 2 / Formes littéraires et artistiques

David Bisson (Univ. Rennes 1, IDPSP), Pier Paolo Pasolini, prélude à un conservatisme de gauche ?
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Yann Raison du Cleuziou (Univ. Bordeaux 4 / CED), L’apologie du catholicisme dans les romans de M. Houellebecq : une conjugaison du conservatisme moral et de l’antilibéralisme économique
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Session 2 / Théories et thématiques du conservatisme de gauche

Axe 3 / Critiques du progressisme social

Daniel Mansuy Huerta (Univ. de los Andes), Conservatisme et éducation. Quelques réflexions autour d’Orwell, Lasch et Michéa
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Ève Gianoncelli (Univ. Paris 8, CRESPPA), Anticapitalisme, antiféminisme et critique des revendications minoritaires chez Jean-Claude Michéa
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Axe 4 / Critiques du progrès technique

David Smadja (Univ. Paris-Est, IHA), Le bio-conservatisme de Michael Sandel : un conservatisme de gauche ?
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Fabrice Flipo (Institut Mines-Télécom, CSP), Le conservatisme de gauche : un canard-lapin ? A propos de l’écologie politique
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BISSON David david.bisson@numericable.fr

CARE Sébastien sebastien.care@univ-rennes1.fr

CHATON Gwendal gwendal.chaton@univ-rennes1.fr

FLIPO Fabrice fabrice.flipo@imt-bs.eu

GIANONCELLI Eve eve.gianoncelli@hotmail.fr

GIRAUD Amaury amaury.giraud@gmail.com

MANSUY HUERTA Daniel daniel.mansuyhuerta@gmail.com

RAISONDU CLEUZIOU Yann raison_du_cleuziou@yahoo.fr

RUCHET Olivier olivier.ruchet@uzh.ch

SMADJA David david.smadja@u-pem.fr