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CM 06

Faire de la sociologie politique avec et par l’image

Making political sociology with and through images

 

Responsables scientifiques :

Julien O’Miel (CERAPS / Université de Lille) julien.o-miel2@univ-lille.fr
Cécile Talbot (CERAPS / Université de Lille) cecile.talbot@univ-lille.fr

Pour le collectif Images du politique Politiques de l’image *

Cette conversation méthodologique fait le constat du développement des approches visuelles en sociologie et en anthropologie. Elle ambitionne de les promouvoir au sein de la science politique en interrogeant les possibles méthodologiques qu’elles offrent.
Elle interrogera les façons dont elles permettent, d’une part, de produire et collecter des données, et d’autre part, de restituer et présenter des résultats de recherches.

 

* Le collectif est composé en sus de la coordination de la conversation méthodologique de :
Philippe Aldrin, Professeur de science politique, MESOPOLHIS / IEP d’Aix-en-Provence
Camille Floderer, Docteure en science politique, MESOPOLHIS / IEP d’Aix-en-Provence
Pierre Fournier, Professeur de sociologie, MESOPOLHIS / Aix Marseille Université
Vincent Geisser, Chargé de recherches au CNRS, IREMAM
Marsaud Gaël, docteur en science politique, PrimiTV / Université Paris 8
Cesare Mattina, Maître de conférences en sociologie, MESOPOLHIS / Aix Marseille Université
Jérémie Moualek, Maître de conférences en science politique, Centre Pierre Naville / Université Paris-Saclay
Frédéric Nicolas, docteur en science politique, CESAER / Université de Dijon
Magali Nonjon, Maître de conférences en science politique, MESOPOLHIS / IEP d’Aix-en-Provence

 

Inspirée par la tradition de l’anthropologie visuelle, la sociologie visuelle s’est développée notamment aux USA dans les années 1960 sous la forme de photographies puis de films documentaires. Cette pratique est étroitement associée à une conception ethnographique, en immersion, du travail sociologique. Pratiquée de façon confidentielle, la sociologie visuelle est progressivement reconnue dans les années 1970 (Becker, 1974), avant de devenir un courant à part entière du champ de la sociologie universitaire. La thèse et les travaux de Douglas Harper (Harper, 1982, 1987, 2012) contribuent à renforcer l’intérêt de la communauté scientifique pour la « pensée visuelle » (« thinking visually ») dans les années 1980. Au cours des années 1990, un plus grand nombre de sociologues américains recourent à l’image fixe ou filmée pour rendre compte de la réalité des terrains d’enquête et faire connaître au-delà des seuls publics universitaires les résultats de leurs recherches empiriques.

Aujourd’hui, la démarche et les techniques des Visual Studies sont installées et reconnues au sein des sciences sociales, notamment grâce à la démocratisation des outils audiovisuels (Gehin, Giglio-Jacquemot, 2013). De fait, de plus en plus d’enquêtes sociologiques se font au moyen de la photographie (Cuny et al., 2020), du dessin (Nocerino, 2016) ou du film (Durand et Sebag, 2020), quand ce n’est pas par réemploi d’images produites par les acteurs sociaux (Galibert-Laîné, 2021). Néanmoins, les objets de la sociologie politique n’ont que très peu été investis par les politistes (Mattioli, 2007), contrairement aux domaines du travail, de la famille ou de l’urbain. Pourtant, parce qu’elle possède une tension dramatique intrinsèque, la politique est une matière propice à l’écriture visuelle . Qu’il s’agisse de la compétition électorale, du monde discret de l’exercice du pouvoir, la politique possède des propriétés vidéogéniques évidentes, que la fiction et le documentaire explorent volontiers. Il en va de même de toutes les formes d’interaction qui, dans la société, engagent des rapports (de force, de soumission, de contestation, de résignation) à l’ordre établi et au droit. La politique recouvre également toutes les formes prises dans le monde social ordinaire par les oppositions d’idées ou d’intérêts, la concurrence entre les individus ou les groupes pour des ressources. Les politistes sont nombreux à étudier cette perception artiste et à interroger les parentés et les écarts avec les contributions des chercheur·euse·s (Taïeb, Lefebvre, 2020 ; Laugier, Corcuff, 2021). Ils sont plus rares à considérer que l’image peut constituer en elle-même un mode privilégié de production de connaissances et d’argumentation, (Aldrin et Grégory, 2018 ; Moualek, 2018), invitant à recenser les interrogations autour de sa légitimité.

Penser en sociologue visuel·le du politique amène en effet son lot de questions. Appréhender l’image en situation d’enquête comme un outil de collecte de données conduit le/la chercheur·se à réinterroger les implicites des méthodes d’entretien et d’observation directe, devenues banales (Becker, 2001). Offrant un espace de valorisation à l’enquêté·e, l’image facilite souvent l’entrée sur le terrain (Cornu, 2010) en assignant un rôle prédéfini au chercheur (Conord, 1999). Néanmoins comment l’investigation visuelle modifie-t-elle le rapport à l’enquêté·e et au terrain ? Par exemple, la mise en scène potentielle des sujets ne risque-t-elle pas d’être renforcée auprès des enquêté·e·s les plus compétents politiquement, comme les « professionnels de la politique » ?

Dans quelle mesure enquêter visuellement sur le politique produit-il un gain de réflexivité spécifique ? Qu’entraîne cette combinaison des techniques et des sources ? Par exemple, comment les outils visuels – comme la photo-elicitation (Collier, 1967) ou la video-elicitation (Fournier, Cesaro, 2020) – peuvent-ils faire émerger une parole parfois « empêchée » (Bonnet, 2012), en particulier sur des objets sensibles comme le vote (Moualek, 2018) ?

Plus globalement, les objets relevant de la sociologie politique peuvent constituer un défi pour les chercheurs utilisant les images car, s’il est admis que la caméra ou l’appareil photo sont pertinents pour observer les interactions (Lallier, 2009), les gestes, les cadres d’action (Desaleux et Martinais, 2011) ou les corps (Hasque, 2014), comment en user pour observer l’abstrait des rapports de force et de domination souvent masqués ou réservés aux scènes de vie « ordinaires » les plus fermées à la caméra ?

S’il est courant d’assimiler la « sociologie visuelle » aux approches qualitatives, dans quelle mesure l’image peut-elle aussi être associée à des études quantitatives (Filion, 2011), dans le but, par exemple, d’étudier des mobilisations collectives ou des meetings ?

Comment peut-on penser « sociologiquement » par l’image sans réduire celle-ci à l’illustration d’une enquête réalisée au préalable ? Plus qu’un simple enregistrement du réel, le recours à l’image met le chercheur dans l’obligation de produire un point de vue (Buob, 2020) et en position de construire un récit. Quel statut donner alors au produit fini par rapport aux formes voisines que sont le reportage d’actualité, le film militant, le documentaire d’auteur ? Comment réaliser, par exemple, un film sur le politique sans en faire un film politique qui « engage » le chercheur ?

Enfin, l’usage de l’image est souvent synonyme de visibilisation d’agents sociaux invisibilisés (Lendaro, 2020), voire disqualifiés politiquement (Le Houérou, 2012). Par conséquent, comment rendre visible sans céder à la tentation « populiste » (Grignon et Passeron, 1979) ou, à l’inverse, « sans stigmatiser » (Larcher, 2012) ?

L’ensemble de ces questions doit nous interroger pour permettre le développement des méthodes visuelles au sein de la science politique. Plusieurs intervenant·e·s issus de la science politique et de la sociologie viendront présenter leurs expériences de recherches et d’enseignements dans le but de pouvoir partager leurs expériences, ficelles et interrogations.

 

Inspired by the tradition of visual anthropology, visual sociology was developed in the United States in the 1960s in the form of photographs and then documentary films. This practice is closely associated with an ethnographic, immersive conception of sociological work. Practiced in a confidential manner, visual sociology was gradually recognized in the 1970s (Becker, 1974), before becoming a full-fledged current in the field of university sociology. The thesis and work of Douglas Harper (Harper, 1982, 1987, 2012) contributed to strengthening the scientific community’s interest in « visual thinking » in the 1980s. During the 1990s, more American sociologists used still or filmed images to capture the reality of their fields of inquiry and to disseminate the results of their empirical research beyond academic audiences.

Today, the Visual Studies approach and techniques are established and recognized within the social sciences, notably thanks to the democratization of audiovisual tools (Gehin, Giglio-Jacquemot, 2013). In fact, more and more sociological investigations are carried out using photography (Cuny et al., 2020), drawing (Nocerino, 2016) or film (Durand and Sebag, 2020), when it is not by re-using images produced by social actors (Galibert-Laîné, 2021). Nevertheless, the objects of political sociology have only been very rarely invested by political scientists (Mattioli, 2007), contrary to the fields of work, the family or the urban. Yet, because it possesses an intrinsic dramatic tension, politics is a subject that is conducive to visual writing. Whether it is the electoral competition, the discreet world of the exercise of power, politics has obvious videogenic properties, which fiction and documentary willingly explore. The same is true of all forms of interaction in society that involve relationships (of force, submission, contestation, resignation) to the established order and the law. Politics also covers all the forms taken in the ordinary social world by oppositions of ideas or interests, competition between individuals or groups for resources. Many political scientists study this artistic perception and question the similarities and differences with the contributions of researchers (Taïeb, Lefebvre, 2020; Laugier, Corcuff, 2021). They are more rare to consider that the image can constitute in itself a privileged mode of production of knowledge and argumentation, (Aldrin and Grégory, 2018; Moualek, 2018), inviting to identify the interrogations around its legitimacy.

Thinking as a visual sociologist of the political does indeed bring its share of questions. Approaching the image in a survey situation as a data collection tool leads the researcher to reexamine the implicit aspects of interview and direct observation methods, which have become commonplace (Becker, 2001). Offering a space of valorization to the respondent, the image often facilitates the entry into the field (Cornu, 2010) by assigning a predefined role to the researcher (Conord, 1999). Nevertheless, how does visual investigation modify the relationship with the respondent and the field? For example, does the potential staging of subjects not risk being reinforced with the most politically competent respondents, such as « political professionals »?

To what extent does visually investigating politics produce a specific gain in reflexivity? What does this combination of techniques and sources entail? For example, how can visual tools – such as photo-elicitation (Collier, 1967) or video-elicitation (Fournier, Cesaro, 2020) – bring out a speech that is sometimes « prevented » (Bonnet, 2012), especially on sensitive objects like voting (Moualek, 2018)?

More globally, objects pertaining to political sociology can constitute a challenge for researchers using images because, if it is admitted that the camera or the still camera are relevant to observe interactions (Lallier, 2009), gestures, frames of action (Desaleux and Martinais, 2011) or bodies (Hasque, 2014), how can they be used to observe the abstract of power and domination relationships often masked or reserved for the « ordinary » scenes of life that are most closed to the camera?

While it is common to equate « visual sociology » with qualitative approaches, to what extent can the image also be associated with quantitative studies (Filion, 2011), for example, in order to study collective mobilizations or meetings?

How can we think « sociologically » through images without reducing them to the illustration of a survey carried out beforehand? More than a simple recording of reality, the use of images puts the researcher in the obligation to produce a point of view (Buob, 2020) and in the position of constructing a narrative. What status should be given to the finished product in relation to similar forms such as news reports, activist films and author’s documentaries? How to make, for example, a film on politics without making it a political film that « engages » the researcher?

Finally, the use of the image is often synonymous with making visible social agents who are invisibilized (Lendaro, 2020), or even politically disqualified (Le Houérou, 2012). Consequently, how to make visible without giving in to the « populist » temptation (Grignon and Passeron, 1979) or, conversely, « without stigmatizing » (Larcher, 2012)?

All of these questions must be addressed in order to allow the development of visual methods within political science. Several speakers from political science and sociology will present their research and teaching experiences in order to share their experiences, tricks and questions.

 

Références / References

BARBIER, Clément, CUNY, Cécile, GABORIEAU, David, MOHADJER Nathalie, RAIMBAULT Nicolas, SIMON Gwendal et SOICHET, Hortense. « On n’est pas des robots ». Ouvrières et ouvriers de la logistique. Créaphis, 2020.

BECKER, Howard S. « Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme ». Communications, 2001, vol. 71, no 1, p. 333-351.

BECKER, Howard S. “Photography and sociology”. Studies in Visual Communication, 1974, vol. 1, no 1, p. 3-26.

BONNET, Agathe. Dire et faire dire l’indicible : Entre secret et stigmate, l’analyse d’un processus d’enquête sociologique sur le ballonnement. 2012. Thèse de doctorat. Paris 5.

BUOB, Baptiste et GÉHIN, Jean-Paul. Du travail filmé au travail du film. Images du travail, travail des images, 2020, no 8.

COLLIER JR, John. “Photography in anthropology: A report on two experiments”. American anthropologist, 1957, vol. 59, no 5, p. 843-859.

CORCUFF, Philippe et LAUGIER, Sandra. Introduction: Pour un programme d’inspiration cavellienne d’analyse des séries TV. TV/Series, 2021, no 19.

CORNU, Tanguy, et al. « La photographie comme révélateur d’un terrain. Le cas des meetings de tuning ». ethnographiques. org, 2010, no 21.

DESALEUX, David, LANGUMIER, Julien, MARTINAIS, Emmanuel, et al. « Enquêter sur la fonction publique d’État. Une approche photosociologique des lieux de travail de l’administration ». ethnographiques. org, 2011, no 23.

FILION, Normand. « Compter le réel ». Terrains travaux, 2011, no 2, p. 37-55.

FOURNIER, Pierre et CESARO, Pascal. Les ressources de la fiction pour l’entretien. Ou comment limiter le risque d’imposer aux enquêtés un questionnement qui leur soit étranger. Sociologie, 2020, no 4, vol. 11.

HARPER, Douglas. Good company: A tramp life. University of Chicago Press, 1982.

HARPER, Douglas. Working knowledge: Skill and community in a small shop. University of Chicago Press, 1987.

HARPER, Douglas. Visual Sociology, Londres, Routledge.

DE HASQUE, Jean-Frédéric. « Corps filmant, corps dansant ». Parcours anthropologiques, 2014, no 9, p. 39-51.

JACQUEMOT, Armelle et GEHIN, Jean-Paul. « Filmer le travail: chercher, montrer, démontrer ». ethnographiques.org, 2012, no 25.

LALLIER, Christian. Pour une anthropologie filmée des interactions sociales. Archives contemporaines, 2009.

LENDARO, Annalisa. « Filmer, enquêter, montrer: allers et retours ». Images du travail, travail des images, 2020, no 8

MATTIOLI, Francesco. La sociologia visuale: che cosa è, come si fa. Bonanno edizione., 2007.

MOUALEK, Jérémie. A la recherche des » voix perdues »: contribution à une sociologie des usages pluriels du vote blanc et nul. 2018. Thèse de doctorat. Université Paris-Saclay (ComUE).

NOCERINO, Pierre. « Ce que la bande dessinée nous apprend de l’écriture sociologique ». Sociologie et sociétés, 2016, vol. 48, no 2, p. 169-193.

SEBAG, Joyce et DURAND, Jean-Pierre. La Sociologie filmique. Théories et pratiques. Cnrs Éditions, 2020.

TAÏEB, Emmanuel et LEFEBVRE, Rémi. Séries Politiques : Le pouvoir entre fiction et verité. De Boeck Supérieur, 2020.

Francesco Mattioli, Professeur en sociologie, Université de Roma La Sapienza
Titre de l’intervention : « Sociology and “thinking visually”  »

Cécile Cuny, Maîtresse de conférences en sociologie, Université Gustave Eiffel / Lab’Urba
Titre de l’intervention : « Que peut la photographie ? Retour sur trois enquêtes de sociologie urbaine visuelle »

Émilie Balteau, Post-doctorante en sociologie, École d’urbanisme de Paris – UPEC / Lab’Urba
Titre de l’intervention : « Penser le monde social en images. Le film comme discours sociologique »

BALTEAU Émilie ebalteau@yahoo.fr

CUNY Cécile cecile.cuny-robert@univ-eiffel.fr

MATTIOLI Francesco francesco.mattioli@fondazione.uniroma1.it

O’MIEL Julien julien.o-miel2@univ-lille.fr

TALBOT Cécile cecile.talbot.etu@univ-lille.fr