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Responsables scientifiques :
Adam Baczko (CERI, CNRS) adam.baczko@gmail.com
Gilles Dorronsoro (CESSP, Université Paris 1) gilles.dorronsoro@gmail.com
La domination d’approches économistes et néopositivistes sur l’appréhension des guerres civiles a récemment amené des politistes, des sociologues et des anthropologues à développer des approches alternatives des guerres civiles. S’appuyant sur une relecture de Durkheim (Richards 2004), de Weber (Schlichte 2009), de Bourdieu (Baczko, Dorronsoro & Quesnay 2016 ; Dodge 2018) et de Foucault (Hoffmann & Vermeijer 2018), ces auteurs affirment la nécessité de mettre fin à l’exceptionnalisme méthodologique apposé à l’ensemble des crises extrêmes (Le Pape, Siméant et Vidal 2006). Dans la perspective ouverte par notre article (Baczko & Dorronsoro 2018), nous adoptons ici une définition des guerres civiles qui s’oppose à la naturalisation des objets scientifiques qui caractérisent l’approche néopositiviste, par exemple à travers l’emploi de seuils statistiques (100 ou 1000 morts). Nous proposons comme définition opératoire de considérer une guerre civile comme la coexistence sur un même territoire national de différents ordres sociaux en concurrence violente. Cette définition insiste sur les processus sociaux induits par les guerres civiles et inscrit notre questionnement dans la lignée des travaux qui ont ouvert de nouvelles perspectives sur les transformations suscitées par la compétition armée pour le pouvoir dans les rapports sociaux autour de la propriété (Cramer et Richards 2011; Lund et Eilenberg 2016), la production des identités (Banégas 2006 ; Dorronsoro & Grojean 2014), la formation d’institutions (Hagmann et Péclard 2011 ; Hoffmann, Vlassenroot et Marchais 2016), les rapports de genre (Marks 2014 ; Wimpelmann 2017), la routinisation des pratiques (Macek 2009 ; Koloma Beck 2012) ou les modalités de socialisation (Vigh 2006 ; Hoffman 2011).
L’une des limites actuelles de notre compréhension des guerres civiles tient en particulier au « nationalisme méthodologique » et à l’inscription territoriale des études sur les guerres civiles (Dumitru 2014). Si plusieurs chercheurs ont souligné la nécessité de dépasser la coupure entre les échelles nationale et globale, entre l’État et son extérieur (Bayart 2004), les recherches sur les guerres civiles peinent à rendre compte de l’inscription internationale de phénomènes supposés internes aux États, de ce que Isabel Delpla nomme « l’immanence de l’international dans le national » (Delpla 2014). Il faut donc préalablement se départir de notre conception commune des guerres civiles comme des phénomènes internes, comme une division ou une fragmentation de la souveraineté selon la définition canonique, comme des conflits armés non-internationaux dans la terminologie des Conventions de Genève. Cette définition, à la fois théorique et légale, est largement tributaire d’une conception atemporelle des guerres civiles, des « guerres internes », expliquant les comparaisons fréquentes entre la guerre du Péloponnèse, la guerre civile anglaise, la guerre de Trente Ans et les guerres contemporaines. Elle néglige les acquis des travaux sur la formation des États qui, de Max Weber à Charles Tilly (1993), soulignent leur dimension historique, ce qui implique de les penser indissociablement des effets d’un état du système international dans lequel ces formes politiques s’insèrent.
Ainsi, l’hypothèse que nous souhaitons tester est que les guerres civiles contemporaines sont conceptualisables comme des conflits armés internationaux. Depuis la fin de la guerre froide, plusieurs travaux ont de fait souligné l’effacement de la distinction entre les guerres interétatiques et les guerres civiles en raison des interventions internationales (Duffield 2001; Salehyan 2009), des circuits économiques transnationaux (Nordstrom 2004), des flux de réfugiés (Monsutti 2004) et de la montée de revendications ethno-nationalistes (Saidemann 2001). Dans cette perspective, les guerres civiles nous apparaissent comme un espace de l’ordre international caractérisé par une plus grande prégnance des organisations transnationales, en raison notamment de l’absence d’une autorité centrale capable de jouer des pressions internationales et de négocier les modalités d’application de leurs programmes.
The current dominance of economist and neopositivist approaches to understanding civil wars has recently led political scientists, sociologists, and anthropologists to develop alternative approaches. Drawing on Durkheim (Richards 2004), Weber (Schlichte 2009), Bourdieu (Baczko, Dorronsoro & Quesnay 2016; Dodge 2018), and Foucault (Hoffmann & Vermeijer 2018), different authors assert the need to end the methodological exceptionalism in the analysis of extreme crises (Le Pape, Siméant, and Vidal 2006). In the perspective opened by our article (Baczko & Dorronsoro 2018), we suggest a definition of civil wars which breaks up with the naturalization of scientific objects that characterizes the neopositivist approach, for example through the use of statistical thresholds (100 or 1000 deaths). As an operative definition, we consider a civil war as the coexistence on the same national territory of different social orders in violent competition. This definition emphasizes the social processes induced by civil wars and places our questioning in the continuation of works that have opened new perspectives on the transformations brought about by armed competition for power in social relations around property (Cramer and Richards 2011; Lund and Eilenberg 2016), the production of identities (Banégas 2006; Dorronsoro and Grojean 2014), the formation of institutions (Hagmann and Péclard 2011; Hoffmann, Vlassenroot, and Marchais 2016), gender relations (Marks 2014; Wimpelmann 2017), the routinization of practices (Macek 2009; Koloma Beck 2012), or the modalities of socialization (Vigh 2006; Hoffman 2011).
One of the current limitations of our understanding of civil wars is the « methodological nationalism » and territorial inscription of civil war studies (Dumitru 2014). Although several researchers have emphasized the need to overcome the divide between national and international scales, between the state and its global environment (Bayart 2004), research on civil wars struggles to account for the international inscription of phenomena that are supposedly internal to states. To understand “the immanence of the international in the national” (Delpla 2014), it is therefore necessary to depart from a common conception of civil wars as internal phenomena or as a division (or a fragmentation) of sovereignty in line with the canonical definition of the Geneva Conventions as non-international armed conflicts. This definition, both theoretical and legal, is largely dependent on an ahistorical conception of civil wars as “internal wars”, which explains the frequent comparisons between the Peloponnesian War, the English Civil War, the Thirty Years’ War and contemporary wars. These comparisons neglect in particular the results of the historical research on the formation of states, from Max Weber to Charles Tilly (1993), which implies that they must be thought of as inseparable from the effects of a state of the international system.
Thus, the hypothesis we wish to test in this panel is that contemporary civil wars can be conceptualized as international armed conflicts. Since the end of the Cold War, several works have in fact emphasized the blurring of the distinction between interstate wars and civil wars due to international interventions (Duffield 2001; Salehyan 2009), transnational economic circuits (Nordstrom 2004), refugee flows (Monsutti 2004), and the rise of ethno-nationalist demands (Saidemann 2001). In this perspective, civil wars, due in particular to the absence of a central authority, appear as a space of the international order characterized by a greater prevalence of transnational organizations, which are capable of exerting pressure and negotiating the terms of application of their programs.
Références / References
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Axe 1 / Des mouvements armés contraints par l’ordre international
Adam Baczko (CNRS, CERI) et Gilles Dorronsoro (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, CESSP) – Introduction
Denia Chebli (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, CESSP), Droit des peuples autochtones et guerre au Mali : le cadrage international des revendications du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA)
Arthur Quesnay (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, CESSP) et Patrick Haenni (European University Institute), La structuration internationale d’un mouvement armé : les transformations du projet du PKK en Syrie
Christian Olsson (Université Libre de Bruxelles, REPI), Lignes de clivage, homologies structurales et solidarités à longue-distance dans les guerres civiles transnationalisées: la guerre du Liban (1975-1989) comme métaphore
Discutant : Koen Vlassenroot (Ghent University, Conflict Research Group)
Axe 2 / Une reconfiguration transnationale des territoires et des sociétés
Albano Brito (Université de La Réunion, OIES-CREGUR), La géopolitique d’un « proto-djihadisme » Ansar Al Sunna au Mozambique : légitimer l’action de l’État par les intermédiaires
Mathilde Tarif (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, CESSP), La reconfiguration du rapport entre État et capital privé par l’international en République Centrafricaine.
Marine Poirier (CNRS, IREMAM), De la formation de l’exopolitie à l’entretien de l’endopolitie : le Yémen en guerre au prisme des circulations transnationales de ses élites politiques
Jacobo Grajales (Université de Lille, CERAPS), La paix environnementale à l’épreuve de la forêt : premiers résultats d’une comparaison transnationale
Discutante : Sandrine Lefrance (CNRS, CEE)
BACZKO Adam adam.baczko@gmail.com
BRITO Albano ar.rupias@gmail.com
CHEBLI Denia denia.chebli@gmail.com
DORRONSORO Gilles gilles.dorronsoro@gmail.com
GRAJALES Jacobo jacobo.gl@gmail.com
HAENNI Patrick phaenni@me.com
LEFRANC Sandrine sandrinelefranccnrs@gmail.com
OLSSON Christian, christian.olsson@ulb.be
POIRIER Marine poiriermarine@gmail.com
QUESNAY Arthur quesnay.arthur@gmail.com
TARIF Mathilde mathilde.tarif@gmail.com
VLASSENROOT Koen koen.vlassenroot@ugent.be