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Responsables scientifiques :
Charlotte Pelletan (LAM – IEP de Bordeaux) charlotte.pelletan@gmail.com
Zoé Tinturier (LAM – IEP de Bordeaux) zoe.tinturier@gmail.com
Nombreux sont les auteurs à défendre l’idée selon laquelle les faits économiques, loin de pouvoir s’expliquer par des liens de causalité de type instrumental et rationnel, demandent à être compris et analysés sous le prisme de processus historiques, politiques et culturels qui concourent à leur donner un sens (Weber, 1995). Pourtant, le rôle des sciences humaines et sociales dans l’analyse des faits économiques semble graduellement se réduire en raison d’injonctions croissantes au quantitativisme comme condition de scientificité, d’une technicisation croissante des savoirs ainsi que d’une mathématisation poussée des processus économiques. Plus encore, les autres sciences sociales apparaissent parfois non seulement mises à l’écart en économie, mais aussi elles-mêmes gagnées par une doctrine économique mainstream qui envahit « le territoire intellectuel autrefois considéré comme hors du champ de la discipline » (Lazear, 2000).
Le retour de l’économie institutionnelle depuis les années 1990 – la “nouvelle économie institutionnelle” – (Chavance, 2007) a marqué une volonté de réintroduire les institutions entre le marché et les agents, postulant les limites du paradigme de pur intérêt emprunté à l’analyse microéconomique mainstream. Un mouvement de rénovation a vu le jour et intégré la variable institutionnelle à l’analyse des marchés, notamment via la théorie des coûts de transaction (Williamson, 1985 ; North, 1990). Le néo institutionnalisme économique, en étendant l’objet du paradigme néoclassique aux institutions, semble cependant moins représenter une tentative d’ouverture du paradigme néo classique que l’intégration d’objets extérieurs au marché à la rationalité marchande (Dardot et Laval, 2009). Au bout du compte, l’économie néoclassique présente comme discours scientifique (techne) ce qui constitue en réalité une narration (narrative) marchande aux prétentions hégémoniques (episteme) : postuler « que le sens d’une vie et donc du monde se réduit (jusqu’à être identifié) à la méthodologie et à l’épistémologie d’une activité, c’est commettre une erreur épistémologique et faire une métaphysique spéciale fondée sur sa négation comme métaphysique” (Leca, 2001, p.59).
Ces narrations sont donc d’autant plus importantes à étudier qu’elles orientent de plus en plus les pratiques et la vision du monde des individus, et ce y compris dans le champ de la recherche scientifique. Ces discours valorisent le « modèle économique » fondée sur la concurrence et les techniques de marché et doivent permettre le développement d’un capitalisme « social » et « inclusif ». Les exemples de l’extension du modèle du marché sont nombreux, donnant toute son actualité à la thèse de l’encastrement défendue par Polanyi. On peut évoquer la financiarisation des modes d’évaluation (Chiapello, 2014), de la promotion de standards (ISO 26000, ISO 9001, ISO 31000…), de principes de gestion (type RSE) ou de modèles (les « entreprises sociales ») censés moraliser le marché et le rendre compatible avec les politiques d’Etat, voire de concurrencer son discours (Igalens, 2007).
Ces discours concernent bien entendu les contextes européens et américains (Halpern et als, 2014). Mais ils ont aussi une capacité à s’exporter via les forums (Fouilleux, 2000) et les réseaux d’experts (les « communautés épistémiques » (Haas, 1989)). Les Etats « faillis » et endettés se présentent alors comme des contextes particulièrement concernés par la circulation de ces standards. « La vulnérabilité économique de la majorité des pays africains et la surexposition aux pouvoirs des organisations internationales » (Eboko, 2015) font ainsi du continent africain une cible particulière de ce type de discours. Ces narrations racontent le continent à travers des chiffres et des indicateurs, contribuant à enfermer cet espace diversifié dans une réalité homogène, globalement présentée comme « l’ombre du monde » (pour se référer au titre de Ferguson, 2006). Elles contribuent tout autant à légitimer l’intervention d’un nombre de plus en plus important d’acteurs sur le continent au nom de principes apolitiques d’efficacité censés faire « émerger » le continent.
Ces instruments d’action publique qui structurent des rapports sociaux spécifiques constituent un champ de l’analyse de l’action publique déclinable sur de nombreux terrains. Cette proposition vise particulièrement à mettre en écho des terrains du « Nord » et du « Sud »: ce dialogue – encore trop rare – doit permettre de rendre compte de la capacité de ces instruments à s’immiscer dans la fabrique de l’action publique (Cabane et als, 2016) mais aussi à mettre en lumière la variété des phénomènes sociopolitiques qu’ils engendrent.
Many authors claim that economic facts stem from historical, political and social processes which have to be analyzed thoroughly (Weber).
However, human and social sciences are gradually set apart from economic analysis in favor of a mathematical, quantitative vision of economy. Figures are highlighted as a token of the scientific quality of researchers’ work. Not only are social sciences cast away from the disciplinary field of economics, but they are also modeled by a mainstream economic dogma which literally invades “the intellectual territory which would have not been considered as a traditional part of the disciplinary field of economics” (Lazear, 2000).
Institutional economics’ comeback since the nineties- the “new institutional economics” (Chavance, 2007)- has cast a new light on the notion of institution to show the limits on the mainstream economics rationality paradigm. Since that decade, market analyses have integrated the notion of institution as a key variable, as shows the transaction cost theory (Williamson, 1985; North, 1990). Nevertheless, economic neo institutionalism paradoxically extends neoclassical thinking to the analysis of institutions; roughly, it integrates non-market objects into an overwhelming market rationality (Dardot, Laval, 2009). All in all, neoclassical economics, even if it is pretending to be a scientific narrative (techne), literally builds a hegemonic market narrative: “ le sens d’une vie et donc du monde se réduit (jusqu’à être identifié) à la méthodologie et à l’épistémologie d’une activité, c’est commettre une erreur épistémologique et faire une métaphysique spéciale fondée sur sa négation comme métaphysique” (Leca, 2001, p.59).
These narratives are all the more critical to be studied that they growingly steer individuals’ acts and perceptions even in the academic field. They emphasize the “economic model” based on competition and market techniques which are said to aim the development of a “social” and “inclusive” capitalism. They are a great deal of examples revealing market’s extension which give a great value to Polanyi’s thesis about « embeddedness ». This cognitive movement results in the financialization of evaluation techniques (Chiapello, 2014), the push for the development of standards (ISO 26000, ISO 9001, ISO 31000…), of new management techniques (ie CSR) or even new business models aiming at moralizing the market and at promoting its compliance with state policies- until it even competes with the state’s narratives (Igalens, 2007).
These economic narratives obviously involve European and US contexts (Halpern and als, 2014) but they also export themselves through policy forum (Fouilleux, 2000) and transnational networks of knowledge-based experts (epistemic communities, Haas, 1989). Failed and indebted states are especially influenced by these standards. « La vulnérabilité économique de la majorité des pays africains et la surexposition aux pouvoirs des organisations internationales » (Eboko, 2015) make the African continent a specific target for that kind of narratives. The latter, by framing the continent with figures and indicators, contribute to artificially unify this continent as a “global shadow” (Ferguson, 2006). While doing this, they also contribute to legitimate the growing number of transnational interventions in the name of a developmental perspective.
Policy instruments keep structuring social interactions and can be analyzed in a broad variety of fields. This proposal aims at drawing parallels between West and South: it may not only enable to account for the strength of mainstream policy instruments in policy making (Cabane et ali. 2016) but also to shed a light on the diversity of sociopolitical phenomena they result in.
REFERENCES
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AXE 1 / QUESTIONNEMENTS ÉPISTEMOLOGIQUES : QUELLES FRONTIÈRES À L’ÉCONOMIE MAINSTREAM ?
Alice Nicole Sindzingre (School of Oriental and African Studies, University of London, department of economics ; LAM, SciencesPo-Bordeaux-CNRS ; Paris-North Economics Centre (CEPN), University Paris-13), Mainstream economics ‘vs.’ or ‘as’ a social science? An epistemological critique
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AXE 2 / LA CONSTRUCTION POLITIQUE DES OUTILS ÉCONOMIQUES
Pierre de Saint-Phalle (Université de Lausanne, IEFI, CWP et Université de Paris, Panthéon Sorbonne, UMR 8103), Debt against democracy? How recent controversies may threat an old link
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Kako Nubukpo (CIRAD, Université de Lomé, Togo), Le France CFA, une affaire économique et politique
AXE 3 / UN CAPITALISME “INCLUSIF” : L’IMMIXTION DU CAPITALISME DANS TOUTES LES DIMENSIONS DE LA VIE SOCIALE
Toussaint Kounouhi (Laboratoire d’études constitutionnelle, administrative et politique (LECAP) – Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire), La norme de transparence dans les industries extractives au Niger, en Guinée et en RDC : ordre et désordre autour d’un modèle transnational d’action publique
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Kelma Manatouma (Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP) Nanterre), Les dynamiques politiques et socioéconomiques de la technologisation des identités, le cas de la biométrie au Tchad
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Gérard Amougou (Université de Yaoundé II), La délicate opérationnalisation des politiques d’émergence au Cameroun. Entre ruptures et continuités
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Discutant : Boris Samuel (IRD, CESSMA – Université Paris Diderot)
AMOUGOU Gérard amou_gerard@yahoo.fr
KOUNOUHI Toussaint toussaint.kounouho@gmail.com
MANATOUMA Kelma ma.kelma12@gmail.com
NUBUKPO Kako kakonubukpo@yahoo.fr
PELLETAN Charlotte charlotte.pelletan@gmail.com
SAINT-PJALLE (de) Pierre pierre.desaint-phalle@unil.ch
SAMUEL Boris borissamuel@hotmail.com
SINDZINGRE Alice Nicole ansindzingre@orange.fr
TINTURIER Zoé zoe.tinturier@gmail.com