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ST 13

Secret, violence et impunité : l’État en clair-obscur

Secrecy, violence and impunity: the state in chiaroscuro

Responsables scientifiques :

Didier Bigo (Sciences-Po Paris et King’s College London) didier.bigo.conflits@gmail.com
Laurent Bonelli (Université de Paris-Nanterre, ISP) laurent.bonelli@parisnanterre.fr

La remarquable permanence des services secrets à des époques et sous des régimes politiques différents montre qu’ils constituent une dimension essentielle du gouvernement des sociétés complexes. La production de savoirs (sur des populations, des puissances étrangères – alliées ou ennemies – ou des organisations potentiellement concurrentes) représente ainsi une composante fondamentale des relations de pouvoir. Ces services participent de la sorte à l’immense accumulation de capital informationnel caractéristique du développement et du fonctionnement des États modernes (Bourdieu 2012, Desrosières 2000). Mais à la différence de géomètres, de démographes ou de statisticiens engagés dans le même processus, leurs agents ne se contentent pas de construire la réalité sociale par les catégories qu’ils forgent et les découpages qu’ils opèrent. Ils peuvent également agir directement sur celle-ci. Ce sont eux qui habilitent certains acteurs à participer au jeu politique (interne ou international) ou au contraire les disqualifient. Ce sont également eux qui neutralisent, fragilisent ou maintiennent sous contrôle les individus ou les groupes les plus susceptibles de perturber l’ordre social et politique ou de porter atteinte aux « intérêts nationaux ». Ils apparaissent ainsi simultanément comme des vecteurs de la violence symbolique de cet « appareil de domination spécialisé » (Elias, 1990) qu’est l’État, mais également de sa violence physique.

Or, si certains dirigeants politiques ou administratifs avouent discrètement que ces services n’hésitent pas à avoir recours à des moyens illégaux pour mener à bien leurs missions, leurs pratiques secrètes restent peu explorées par les sciences sociales. Des historiens les exhument parfois dans les archives, mais des disciplines comme la science politique ou les relations internationales ne s’y sont guère intéressées. L’analyse des modes d’action et de légitimation est remplacée par des commentaires sur la proportionnalité des causes, sur les excès potentiels, sur la nécessité d’actions « désagréables », sur le principe de « réalité » ; en un mot, par la recherche d’un « bon » renseignement démocratique.

Ces questions d’éthique ont ouvert des débats intéressants sur la « nécessité » des secrets d’État, ainsi que sur leur compatibilité avec la responsabilité, la publicité, la transparence des régimes démocratiques représentatifs. Mais la plupart des travaux ne remettent pas en question les processus de légitimation des activités des agents de renseignement et suivant une pente fonctionnaliste, les transforment en celles d’une bureaucratie « normale », à l’exception de son secret. Le secret remplace la question de la violence. Le nom même d’Intelligence Studies invisibilise une part essentielle de l’activité de ces institutions, que l’on nommerait dans d’autres contextes assassinats, vols, extorsion ou manipulation.

Il s’agit ici de promouvoir une approche plus réflexive et de réconcilier l’étude des services dits « secrets » avec la sociologie de la construction de l’État et des modes de légitimation. Cela suppose d’analyser l’évolution structurelle de l’usage de la violence par des acteurs de l’État, exercée en secret, au niveau international et national. Cette sociologie relationnelle questionnera les relations entre professionnels du renseignement et de la politique, les formes de collaboration asymétrique entre services, de même qu’avec des acteurs privés, leur usage social des technologies et les habitus qui se forgent dans une sphère d’opacité, favorisant des arrangements localisés avec les impératifs généraux de la démocratie et de l’État de droit. Elle étudiera également les régimes de justification de cette violence qui permettent à ses auteurs de bénéficier d’une large impunité administrative et pénale, au nom de la « raison d’État » ou de la « sécurité nationale ». Privilégiant les enquêtes empiriquement fondées et la diversité des configurations historiques, nationales et internationales, cette section thématique entend contribuer à une sociologie politique de la coercition étatique et de la surveillance dans les régimes libéraux.

  

The remarkable permanence of secret services in different times and under different political regimes shows that they are an essential dimension of the government of complex societies. The production of knowledge (about groups, organisations, populations or foreign powers, allies or enemies) represents a fundamental component of power relations. The intelligence services thus participate in the immense accumulation of informational capital characteristic of the development and functioning of modern states (Bourdieu 2012, Desrosières 2000). But unlike surveyors, demographers or statisticians engaged in the same process, their agents do not only construct social reality through the categories they forge and the divisions they make. They can also act upon it directly. They are the ones who enable certain actors to participate in the political game (domestic or international) or, on the contrary, disqualify them. They also neutralise, weaken or keep under control the individuals or groups most likely to disrupt the social and political order or to harm “national interests”. They appear simultaneously as vectors of the symbolic violence of this “specialised apparatus of domination” (Elias, 1990) that is the state, but also of its physical violence.

Although some political or administrative leaders discreetly admit that these services do not hesitate to use illegal means to carry out their missions, their secret practices remain little explored by the social sciences. Historians sometimes exhume them from the archives, but disciplines such as political science or international relations have hardly shown an interest in them. The analysis of modes of action and legitimisation is replaced by comments on the proportionality of causes, on potential excesses, on the need for “unpleasant” actions, on the principle of “reality”; in short, by the search for “good” democratic intelligence.

These ethical issues have led to interesting debates about the “necessity” of state secrets, and their compatibility with accountability, publicity and transparency in representative democratic regimes. But most of the work does not question the processes of legitimisation of the activities of intelligence agents and, following a functionalist slant, transforms them into those of a “normal” bureaucracy, except for its secrecy. Secrecy replaces the question of violence. The very name Intelligence Studies invisibilises an essential part of the activity of these institutions, which in other contexts would be called assassination, theft, extortion or manipulation.

The aim here is to promote a more reflexive approach and to reconcile the study of so-called “secret” services with the sociology of the state and modalities of legitimation. This implies analysing the structural evolution of the use of violence by state actors, exercised in secret, at the international and national levels. This relational sociology will question the relations between intelligence and political professionals, the forms of asymmetrical collaboration between services, as well as with private actors, their social use of technologies and the habitus that is forged in a sphere of opacity, favouring localised arrangements with the general imperatives of democracy and the rule of law. It will also study the regimes of justification of this violence that allow its perpetrators to benefit from a broad administrative and penal impunity, in the name of the “Raison d’Etat” or “national security”. By favouring empirically based contributions and the diversity of historical, national and international configurations, this thematic section intends to contribute to a political sociology of state coercion and surveillance in liberal regimes.   

 

Références / References

Bourdieu P., Sur l’Etat : Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012.

Desrosières A., La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte 2000.

Elias N., La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1990.

Session 1

Didier Bigo (Sciences-Po/CERI), L’État en clair-obscur, entre secret et impunité
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Florent Pouponneau (Université de Strasbourg/SAGE), Ce que le flou de la violence exercée au Mali révèle de l’État français
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Malika Danoy (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Cresppa / LabToP), Le « programme de restitutions extraordinaires », pierre angulaire du volet clandestin de la « guerre contre le terrorisme » (2001-2008)
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François Thuillier (Centre d’études sur les conflits, la liberté et la sécurité), Une révolution antiterroriste ?
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Session 2

Laurent Bonelli (Université de Paris Nanterre, ISP), « Tu enregistre, là ? Parce que c’est du pénal ». Le sociologue face aux violences d’État
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Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer (Sciences-Po/CERI), Polices du capital. Jalons pour une sociologie politique des entrepreneurs de violence au service du patronat
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Thomas Fraise (Sciences-Po/CERI), Dissimuler la violence nucléaire
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Audrey Feyermuth (Sciences Po Aix, Aix-Marseille Université, MESOPOLHIS), Aux frontières du renseignement
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BIGO Didier didier.bigo.conflits@gmail.com

BONELLI Laurent laurent.bonelli@parisnanterre.fr

DANOY Malika malika.danoy@etud.univ-paris8.fr

FAVAREL GARRIGUES Gilles gilles.favarelgarrigues@sciencespo.fr

FRAISE Thomas thomas.fraise@sciencespo.fr

FREYERMUTH Audrey audrey.freyermuth@hotmail.fr

GAYER Laurent laurent.gayer@sciencespo.fr

POUPONNEAU Florent pouponneau@unistra.fr

THUILLIER François thuillierfrancois@yahoo.co.uk