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ST58

Rendre le religieux gouvernable dans les institutions publiques

Making Religion Governable in Public Institutions

Responsables scientifiques
Franck Frégosi (IEP d’Aix-en-Provence, CHERPA) franckfregosi@sciencespo-aix.fr
Diletta Guidi (École Pratique des Hautes Études, GSRL-CNRS et Université de Fribourg) diletta.guidi@unifr.ch

Cette section thématique invite à renouveler la réflexion sur la place et les liens entre religieux et politique aujourd’hui. En effet, dans le contexte de « retour en visibilité » du religieux dans l’espace public depuis les années 1980, des travaux de recherche ont mis en évidence des pistes encore pas ou peu explorées. Si les recompositions du religieux ont été analysées dans les dynamiques des relations avec les Etats sur le long-terme (WILLAIME, 2004, DELOYE, 1994) en contribuant ainsi à une meilleure compréhension scientifique du religieux dans la cité, elles ont privilégié des approches macrosociologiques au détriment de l’enquête sur les pratiques administratives et de gestion (BARRAS et NICOLET, 2015). De même, les recherches sur un religieux « hybride » dans les institutions publiques demeurent sous-investies, malgré des travaux pionniers (HERVIEU-LEGER, 1993 ; MICHEL, 1993 ; WILLAIME, 2004). Quant au chantier de recherche sur les politiques publiques du religieux et sur le religieux dans l’action publique, il est resté inégalement développé (CÔTE, 1999 ; HERVIEU-LEGER, 2000 ; FREGOSI, 2014). En effet, les travaux sur les controverses sur l’islam (FREGOSI, 2011 ; DE GALEMBERT, 2013 ; JOUANNEAU, 2013) et sur les « nouveaux mouvements religieux » (ALTGLAS, 2010 ; OLLION, 2010) ont contribué au renouvellement des outils de la recherche empirique, mais au prix d’un positionnement à rebours des objets canoniques et des débats théoriques traditionnels en sociologie des religions. De même, quelques chantiers de recherche contribuent à montrer comment le religieux et la laïcité forment des répertoires d’action collective et administrative (JOUANNEAU et RAISON DU CLEUZIOU, 2013 ; BECCI, GRIERA et KÜHLE, 2015) en contexte de sécularisation avancée.
Cette section thématique propose d’approfondir des pistes de recherche qui touchent à la question de la gouvernementalité (FOUCAULT, 2004). Plutôt que d’imaginer le religieux en vase clos « définitivement séparé de l’Etat », il convient de l’étudier en interaction avec d’autres ordres d’activités sociales, mais également comme « symptôme » enchâssé dans le social (ALTGLAS, 2012). Par conséquent, cette section invite à exploiter des outils mis à l’épreuve sur d’autres objets comme les politiques environnementales, pour analyser les processus de domestication par des institutions (LASCOUMES, 1996). Les dispositifs qui rendent le religieux gouvernable peuvent être étudiés dans un continuum entre des formes diversifiées de mise en gouvernementalité. Elles peuvent aller de la production de discours qui définissent un « religieux légitime » ou un problème public religieux (ALTGLAS, 2010 ; BEAUGE et HAJJAT, 2014), à des formes sophistiquées de faisceaux d’action publique, qu’il s’agisse des formes particulières d’institutionnalisation d’islam comme le CFCM (FREGOSI, 2011) ou encore de la constitution de commissions entre les Églises et les États (PALARD, 2008 ; GRIERA, 2012).
La différenciation entre le religieux et le politique gagne en intelligibilité, dès lors qu’elle est pensée en termes de frontières mouvantes et d’hybridation institutionnelle, par exemple dans les aumôneries en prison (BECCI, 2012 ; BÉRAUD, DE GALEMBERT et ROSTAING, 2016). En effet, si la gouvernementalité du religieux s’exprime sur diverses scènes publiques (PORTIER, 2010), elle est également présente en coulisses, sous la forme d’une institutionnalisation discrète (DUBOIS, 2013). Les phénomènes d’individualisation et de recomposition des croyances et des pratiques sont largement balisés par la sociologie des religions contemporaine (HERVIEU-LEGER, 1993 ; ALTGLAS, 2012), mais leurs encadrements politiques sont méconnus, comme dans le cas des dispositifs de contrôle des trajectoires d’imams (JOUANNEAU, 2013). Le religieux informel dans les institutions publiques peut donc être replacé comme objet d’études dans ce questionnement sur les pratiques et les techniques qui rendent « la religion » gouvernable, et c’est ce à quoi nous proposons de réfléchir ici.

Pour étudier la gouvernementalité du religieux dans les sociétés contemporaines, entre sectorisation et discrétion (CÔTE, 1999 ; BECCI, 2012), les outils d’analyse privilégiés seront ceux éprouvés sur des phénomènes de recomposition et de traduction dans les processus d’action publique (LASCOUMES, 1996). Les communications relèvent de deux axes, d’après la mise en visibilité sociale (AMIRAUX et JONKER, 2006) de ces recompositions du religieux, dans et par les institutions publiques. La métaphore interactionniste des scènes et des coulisses de l’ordre social permet de problématiser cette question liée à la légitimation. D’une part, les thématiques de « la religion dans l’espace public » sont abordées par une sociologie des dispositifs de gouvernement du religieux, dans la production de « bonnes pratiques » ou de statistiques confessionnelles sur les scènes des institutions publiques. D’autre part, il s’agit d’étudier les recompositions confinées en coulisses, négociées de façon moins explicite dans la production d’un religieux hybride dans les institutions.

Axe n°1 : Discours et dispositifs de gouvernement du religieux : le religieux comme objet politique.

Ce premier axe propose d’étudier l’administration du croire religieux au concret (DE GALEMBERT, 2009) dans ses aspects les plus formels. En effet, il s’agit de s’intéresser aux dispositifs qui font du religieux un objet de politiques publiques et de faisceaux d’action publique (FREGOSI, 2014) sous l’angle de l’instrumentation (HALPERN, LASCOUMES et LE GALÈS, 2014) et de pratiques visibles sur la scène des institutions publiques. Le religieux légitime n’est pas seulement gouverné par des instruments normatifs, mais il l’est également par des instruments incitatifs tels que des exonérations fiscales, des dispositifs symboliques et informatifs (FOREY, 2001 ; LORCERIE, 2005). En ce sens, les partenariats publics-privés avec des organisations religieuses, les politiques contractuelles et la régulation sous forme de discours institutionnels publics, de même que la dramatisation du religieux sous la forme de controverses (GUSFIELD, 2009), de débats et de rapports parlementaires (DE GALEMBERT, 2013), peuvent être abordés sous cet angle. Enfin, l’instrumentation par la production de données statistiques (STOLZ, 2008 ; MONNOT, 2015), sous-estimée dans la littérature scientifique francophone, doit être abordée en termes de mise en gouvernabilité.

Axe n°2 : Un religieux hybride ? Recompositions informelles du religieux dans les institutions publiques.

Dans un continuum avec le premier axe, ce deuxième axe propose d’étudier les reconfigurations du gouvernement du religieux dans leurs aspects informels, mais non déconnectés des jeux politiques, par exemple dans les relations entre institutions européennes et groupes d’intérêts confessionnels (FORET et ITÇAINA, 2008). Ces recompositions tacites touchent aussi bien la problématisation des objets religieux dans la littérature grise que les coulisses de la domestication (CALLON, 1986) de pratiques et de croyances. Il s’agit notamment de l’encadrement de rôles hybrides (aumôniers, acteurs administratifs-religieux, agents chargés de l’enseignement religieux) et de pratiques diversement institutionnalisés au niveau des street-level bureaucrats (DUBOIS, 2003), dans les écoles, les musées, les hôpitaux, etc. Les contributions privilégient la sociologie de ces formes « douces » de gouvernement du religieux, en particulier dans les politiques culturelles (MICHEL, 1999 ; FRÉGOSI, 2011) et dans l’action publique dans le secteur éducatif où des acteurs sont en compétition pour la propriété d’un problème public de « culture religieuse » légitime au statut de discipline scolaire (ROTA, 2015). Le religieux confiné et informel dans des institutions publiques telles que les hôpitaux, les prisons ou les armées (BÉRAUD, DE GALEMBERT et ROSTAING, 2016 ; BECCI, 2012), entre pleinement dans ces chantiers de recherches.

Contributions to this panel focus on empirical enquiries in political sociology, especially regarding public action. Due to a weak constitution of religion as a “sector” of State intervention in many secularized countries, traditional tools and concepts of public policy analysis can help studying such religious objects (CÔTE, 1999; BECCI, 2012). In contrast, the political sociology of hybrid objects, their reconfiguration and “translation” to public action, can provide useful analytical concepts (LASCOUMES, 1996). This panel includes two different sections for papers, based on the degree of social visibility in the public space (AMIRAUX and JONKER, 2006) of these reconfigurations of religion, occurring within public institutions. The interactionist metaphor of “scene” and “backstage” is useful to tackle this question sociologically, relating it to the issue of legitimation. First, the political sociology of policy measures, as applied to governing religion, can help analyze the issues of “religion in public sphere”, for instance with the topic of “good practices” and official statistical data on religious affiliations on the scene of public institutions. Second, empirical studies focus on the reconfigurations of religion in backstage, on which actors negotiate less explicitly, and which produce “hybrid” religious forms in these institutions.

Section no.1: Discourses and measures of government of religion: religion as a political object

This section covers “State administration of religious beliefs” (DE GALEMBERT, 2009). Various policy measures tackle religion formally, through policy instruments (HALPERN, LASCOUMES and LE GALES, 2014) and institutionalized relations (FREGOSI, 2014), with a high degree of visibility in State institutions. However, the social regulation of “legitimate religion” is also governed by fiscal and symbolic measures (FOREY, 2001; LORCERIE, 2005), such as public-private partnerships with religious organizations. Furthermore, the social construction of official discourses and of social problems (GUSFIELD, 2009), especially in the form of parliamentary debates and reports (DE GALEMBERT, 2013), are another significant part of this regulation. Conversely, few empirical studies have covered public production of statistical data on religion in French-speaking sociological literature, whereas this topic is a central one in processes of politicization of religion in many countries.

Section no.2: Hybrid religion? Informal reconfigurations of religion in public institutions

The aim of this section is to study reconfigurations of the government of religion in their informal aspects, which are less visible and legitimate. Nonetheless, these reconfigurations often remain connected by political interactions, as in the relations between European institutions and religious interest groups (FORET and ITÇAINA, 2008). Lesser exposed reshaping of boundaries between religion and politics occur at “lower” level of public institutions, in the form of diversely institutionalized roles and practices of street-level bureaucrats in State services, such as in schools, museums, hospitals, ecc. (DUBOIS, 2003). These implicit reconfigurations also include the constitution of religious objects in administrative discourses and documents, as well as the domestication (CALLON, 1986) of practices and beliefs. Hybrid actors act in these areas between administration and religious organizations. Contributions to this section tackle the sociological analysis of “soft” forms of government of religion, especially in cultural policies (MICHEL, 1999; FREGOSI, 2011) and in the educative sector, for example on actors competing on the ownership of a social problem of “religious literacy” in schools (ROTA, 2015). The government of informal religion in “low-scale” public institutions such as hospitals, prisons and the army (BÉRAUD, DE GALEMBERT and ROSTAING, 2016; BECCI, 2012) is also part of this area of studies.

Introduction : Frank Frégosi (IEP d’Aix-en-Provence – CHERPA / CNRS) et Diletta Guidi (École Pratique des Hautes Etudes – GSRL / Université de Fribourg)

Discutant : Philippe Portier (directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Etudes – Groupe Sociétés Religions et Laïcités)

Axe 1 / Discours et dispositifs de gouvernement du religieux : le religieux comme objet politique

Ludovic Bertina (École Pratique des Hautes Etudes – GSRL), Ultramodernité et réservoir de sens : les conditions limitant la portée des interventions de l’Eglise catholique sur les questions techniques.
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Alice Picard (Université de Rennes 1, CRAPE / Arènes – UMR 6051), La délibération publique : instrument du gouvernement du religieux et modalité de construction d’un problème public. Le cas de la régulation de l’islam entre Nantes et Rennes
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Margot Dazey (Université de Cambridge – POLIS), Se faire porte-parole de l’« Islam de France » Le cas de l’Union des organisations islamiques de France.

Axe 2 / Un religieux hybride ? Recompositions informelles du religieux dans les institutions publiques

Laurent Amiotte-Suchet (Université de Lausanne – Institut de sciences sociales des religions contemporaines) et Annick Anchisi (Haute école de santé Vaud, Lausanne), Quand le couvent se transforme en institution de soins. Prendre soins des religieuses âgées dans les EHPAD/EMS d’origine congréganiste
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Ines Michalowski (WZB Berlin Social Science Center), Légitimer la religion par les statistiques dans les armées néerlandaises et allemandes
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Guillaume Silhol (IEP d’Aix-en-Provence – CHERPA), Administrer la religion : le cas de l’institutionnalisation du Service de l’enseignement de la religion catholique en Italie
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Conclusions : Frank Frégosi (IEP d’Aix-en-Provence – CHERPA / CNRS) et Diletta Guidi (École Pratique des Hautes Etudes – GSRL / Université de Fribourg)

Ludovic Bertina (École Pratique des Hautes Etudes – GSRL)

Ultramodernité et réservoir de sens : Les conditions limitant la portée des interventions de l’Eglise catholique sur les questions techniques.
Le concept d’ultramodernité entend décrire le retour des institutions religieuses dans la sphère publique pour combler le vide laissé par les incertitudes produites par la raison et répondre au processus d’individualisation des existences.
En suivant l’engagement de l’Eglise au sein des espaces ouverts par les autorités publiques dans son plaidoyer international et interreligieux pour le climat en préparation de la Cop21, dans sa mobilisation régionale lors du débat public concernant le futur site d’enfouissement des déchets nucléaires, puis au niveau local, dans les initiatives mises en place par les militants catholiques écologistes, nous voulons dégager les conditions limitant la portée des interventions de l’Eglise dans la démocratie technique.
Si l’influence du facteur religieux dans les processus de transition écologistes est documentée, peu a été dit des difficultés propres aux Eglises qui s’engagent dans ces processus. Or, il nous semble que c’est précisément à ce niveau que se joue leur crédibilité en contexte d’ultramodernité. Prendre au sérieux un sujet de l’ampleur de l’écologie oblige, en effet, l’Eglise dans ses interventions publiques à joindre les actes à la parole. De fait, un questionnement servira de fil conducteur à notre analyse : les autorités religieuses sont-elles encore susceptibles d’exploiter le réservoir de sens dont elles conservent les clefs alors même qu’elles sont affectées par les processus de désinstitutionalisation et d’autonomisation du croire ? Nous verrons que si cela n’est pas impossible, comme la réception de l’encyclique Laudato Si’ a pu en témoigner, la mise en pratique n’est pas exempte de tout danger.

Ultramodernity and the meanings potential of religions: the conditions limiting the scope of the Catholic Church’s interventions on technical issues
The concept of ultramodernity describes the return of religious institutions in the public sphere to respond to the uncertainties produced by modern societies. By following the Catholic Church’s commitment in the different spaces opened by the public authorities, we want to identify the limiting conditions that reduce the scope of the Church’s interventions in technical democracy.
The influence of the religious factor in the ecological transition process has been largely documented yet; little has been said, however, about the churches’ difficulties in engaging in this process. It is precisely at this level that their credibility is played out in the context of ultramodernity. In fact, taking seriously ecological issues obliges the Church in its public interventions to back up its words with actions.
Finally, question is: are religious authorities still able to use their reservoir of meaning even though processes such as the individualization of the belief affect them? If this is not impossible – as the encyclical Laudato Si‘ testifies it -, we will see that practical application may be more perilous.

Alice Picard (Université de Rennes 1, CRAPE / Arènes – UMR 6051)

La délibération publique : instrument du gouvernement du religieux et modalité de construction d’un problème public. Le cas de la régulation de l’islam entre Nantes et Rennes
Depuis la fin des années 1980, et singulièrement au cours des dix dernières années, la laïcité effectue un retour dans les débats qui animent l’espace public français. Cette communication a pour but d’illustrer, à travers les cas de Rennes et de Nantes, comment deux municipalités peuvent se saisir de ce contexte pour mettre à leur agenda la question de l’islam, alors même que ces deux villes abritent un nombre relativement faible de musulman.e.s comparativement à d’autres centres urbains. Les deux mairies – selon des modalités différentes – ont suscité des discussions publiques sur le thème de la laïcité, ajoutant ainsi aux instruments classiques de régulation du fait musulman un instrument d’ordre symbolique. S’appuyant sur la laïcité, les débats semblent avoir pour but de définir les pratiques religieuses musulmanes acceptables au sein de l’espace public local. Ceci serait donc bien une manière de dire la norme sans dire le droit puisque les municipalités sont contraintes par les différentes législations relatives à la neutralité religieuse des autorités publiques, adoptées et adaptées depuis la fin du XIXe siècle. La particularité de cet instrument de politique publique est d’autre part de contribuer à construire le « problème » qu’il prétend prendre en charge, en important sur la scène locale des préoccupations prégnantes à l’échelle nationale. Cette communication sera également l’occasion de revenir sur l’ouverture ou le confinement des discussions, les configurations locales et la place qu’y tiennent les entrepreneurs de la cause laïque ainsi que sur l’impact des attentats de l’année 2015 sur les deux contextes locaux.

Public debate as an instrument of regulation of religion and as a mode of public problem construction. The case of public policies towards Muslims in Nantes and Rennes
Laïcité has come back to the fore of public debates in France since 1989, and particularly these last ten years. This paper aims to illustrate, via the cases of Rennes and Nantes, how two local councils are able to take advantage of this context to put on their agenda the issue of Islam while the number of Muslims in these two cities is relatively low compared to other important French urban areas. The two municipalities – opting for different modes of intervention – have prompted public discussions on the theme of laïcité, thus adding to classical intruments of public policies towards Islam a symbolic one. Drawing on laïcité, these debates appear to seek to define what is acceptable among Muslim pratices and what is not within the local public space. This could very well be a way to set a standard without changing the law since local councils are subject to legal constraints, i.e. laïque legislations which have been passed and adjusted since the end of 19th century. Moreover, the particularity of this instrument of public policy is to contribute to construct the « problem » that it claims to tackle, therefore importing onto the local arena concerns which can be voiced nationally. This paper will also be the opportunity to come back on the topics of the opening or the confinement of discussions, on local configurations and the part played in them by the entrepreneurs of the laïque cause and finally on the impact of the attacks of the year 2015 locally.

Margot Dazey (Université de Cambridge – POLIS)

Se faire porte-parole de l’Islam de France. Le cas de l’Union des organisations islamiques de France
L’institutionnalisation du fait islamique en France a souvent été étudiée à l’aune des initiatives d’organisation « par le haut » du culte musulman. Du Conseil de réflexion sur l’islam de France mis en place par Pierre Joxe en 1990 à la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) par Nicolas Sarkozy en 2003, en passant par la « consultation » lancée par Jean-Pierre Chevènement en 1999, ce processus d’institutionnalisation a surtout été appréhendé du point de vue de l’État et des pouvoirs publics. Peu se sont intéressés à ce que participer aux instances de représentation de l’islam et dialoguer avec les autorités peut signifier pour les acteurs musulmans eux-mêmes.
Cette présentation cherche à opérer un tel renversement et à étudier ces dynamiques d’institutionnalisation selon une approche interactionniste à partir d’une étude de cas : les efforts de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) pour s’imposer comme un interlocuteur légitime des pouvoirs publics sur les questions liées au culte musulman. Il s’agit de comprendre comment l’UOIF fonctionne comme un groupe d’intérêt, cherchant à se faire reconnaître comme le porte-parole d’une « communauté musulmane » qu’elle ne cesse de construire dans les discours et de mobiliser sur le terrain. Pour ce faire, deux échelles d’analyse, complémentaires, sont privilégiées : une échelle nationale institutionnalisée à travers la question de la participation de l’UOIF au CFCM ; et une échelle locale plus informelle à travers les relations entretenues par une section locale de l’UOIF avec les autorités publiques d’une ville de province.

Speaking on behalf of ‘French Islam’. A case-study of the Union of Islamic Organisations of France
The institutionalisation of Islam in France has often been studied through the lens of the various top-down state initiatives of religious governance. From the Conseil de réflexion sur l’islam de France put in place by Pierre Joxe in 1990 to the Consultation launched Jean-Pierre Chevènement in 1999, to the creation of the Conseil français du culte musulman (CFCM) by Nicolas Sarkozy in 2003, this historical process of institutionalisation has been mostly analysed from the point of view of the state and public authorities. Few studies have explored what it means for Muslim actors to participate in a representative Muslim body and to cooperate with the state. This paper seeks to reverse such perspective and to investigate these dynamics of institutionalisation through an interactionist approach. It builds on an ethnographic case-study: the attempts of the Union of Islamic Organisations of France (UOIF) to be recognised by public authorities as a legitimate spokesperson about issues regarding French Islam. It aims at understanding the ambition of the UOIF to operate as a “religious interest group”, presenting itself as the legitimate voice of a so-called “Muslim community” – a community that the UOIF keeps constructing through discourses and structuring through grassroots mobilisation. This paper combines two interrelated scales of analysis: the national level with the participation of the UOIF in the CFCM, and the local level with the interactions of a local UOIF section with the public authorities of a main French city.

Laurent Amiotte-Suchet (Université de Lausanne – Institut de sciences sociales des religions contemporaines) et Annick Anchisi (Haute école de santé Vaud, Lausanne)

Quand le couvent se transforme en institution de soins. Prendre soins des religieuses âgées dans les EHPAD/EMS d’origine congréganiste
En France et en Suisse, l’évolution des couvents en établissements de soins est bien souvent nécessaire pour faire face à la dépendance croissante des religieuses qui ne peuvent plus compter sur la présence de jeunes recrues pour prendre soins des plus âgées. Les congrégations dont dépendent ces établissements doivent ainsi apprendre à composer avec les Etats pour répondre aux exigences sanitaires tout en préservant à l’intérieur des murs leurs pratiques coutumières. Le personnel soignant doit, de son côté, apprendre à soigner des religieuses (parfois anciennes infirmières) qui ne se montrent pas toujours ouvertes aux évolutions des sociétés contemporaines, notamment en ce qui concerne le statut de la personne (« le résident au centre ») et l’évolution des protocoles de soins (sanitarisation, sécurisation,…). Ainsi, les congrégations religieuses s’attachent à offrir à leurs membres le droit de vieillir dans de bonnes conditions sanitaires tout en préservant la place centrale des pratiques coutumières au sein de « leurs » établissements. Dans le contexte des sociétés sécularisées, elles mettent en œuvre des stratégies de négociation visant à préserver leur manière de concevoir la vie collective au sein du couvent et, de fait, leur manière de gérer la vieillesse, la maladie et la fin de vie au sein de la communauté.
Dans ces « couvent médicalisé », deux régimes d’autorité doivent donc parvenir à co-exister : celui du directeur d’établissement qui doit faire respecter les principes fixés par les conventions sanitaires et celui des supérieures de la congrégation qui doivent préserver le rythme de la vie communautaire. L’hybridité des lieux et des rôles est ici manifeste. Elle exige de constants arrangements pour que ces nouvelles institutions soient gouvernables.

When the convent turns into an institution of care. Taking care of the elderly nuns in religious EHPAD / EMS
In France and Switzerland, convents are often turned into medical facilities to deal with the increasing dependence of nuns no longer able to count on the presence of young recruits to ensure care for the oldest sisters. The congregations with which these facilities are connected must work with governments to meet state sanitary norms while also protecting the customary practices that take place within their confines. For healthcare professionals, this can mean learning to care for nuns (sometimes retired nurses) who are not always open-minded about changes in contemporary society, notably in terms of their status (“resident in a centre”) and changing health protocols (hygiene, safety, etc.). Religious congregations want to be able to offer their members the right to grow old in a good healthcare environment while also conserving the centrality of customary practices within “their” facilities. In the context of secularized societies, they must develop negotiation strategies that attempt to preserve their conception of group life within the convent and, as such, how old age, disease and the end of life are managed within the community.
Within these “medicalized convents”, two regulatory systems must co-exist – the first, represented by the director of the facility, seeks to enforce the standards of conventional healthcare, while the second, represented by the religious superiors of the congregation, strives to preserve the rhythm of community life. The hybrid nature of such places and roles is patent. Constant effort and arrangements are required for these new institutions to be governable.

Ines Michalowski (WZB Berlin Social Science Center)

Légitimer la religion par les statistiques dans les armées néerlandaises et allemandes
Dans l’armée les aumôniers sont une source importante de l’accommodement de la religion parce qu’ils offrent des services religieux et de l’assistance spirituelle. En outre, ils agissent en tant que représentant du religieux auprès de la hiérarchie militaire. En Europe, l’aumônerie militaire est organisée selon les différentes religions. Les minorités religieuses telles que les Juifs et les Musulmans ont rarement une aumônerie propre à leur disposition, l’argument étant que ces groupes n’atteignent pas un seuil critique en termes de nombre. Ces seuils toutefois ne sont pas gravés dans le marbre mais sujets à contestations. Cette présentation fait l’analyse de la manière dont les forces armées néerlandaises et allemandes utilisent des enquêtes auprès de leurs soldats pour construire un problème politique de demande pour aumôniers à travers les différentes religions. L’analyse identifie différentes stratégies de construire une demande légitime pour l’aumônerie militaire. En orientant l’enquête ou bien sur l’appartenance religieuse d’un soldat, sur la satisfaction avec les services des aumôniers de communautés majoritaires ou bien sur la préférence pour un aumônier de la communauté religieuse propre, ces statistiques peuvent rendre légitime ou pas une certaine distribution de postes d’aumôniers à travers les différents groupes. En regardant les quelques débats parlementaires sur la distribution des postes d’aumôniers, la présentation prend en compte aussi les intérêts politiques dans les deux cas. La conclusion adresse rapidement le cas français où les Juifs, les Musulmans et les Protestants disposent d’une aumônerie militaire assez large qui probablement surreprésente les différents groupes.

Legitimizing Religion through Statistics in the Dutch and German Military
In the military, chaplains are a central resource of religious accommodation since they offer religious services and spiritual care to soldiers and also act as brokers for religion in the military hierarchy. In Europe, military chaplaincy is organized along denomination. Minorities such as Jews and Muslims rarely dispose of an own military chaplaincy, the argument being that these groups do not reach a critical threshold in terms of numbers. These thresholds, however, are not cut in stone and can get contested. This paper explores how the Dutch and German Armed Forces use survey data collected among their soldiers to construct a policy problem of demand for military chaplaincy across different religious groups. The analysis identifies different strategies of constructing a legitimate demand for military chaplaincy. By asking survey questions about a soldier’s religious affiliation, satisfaction with the chaplaincy services provided by religious majorities or preferences for a chaplain from one’s own religious group, these statistics produce different outcomes that can render legitimate or illegitimate a certain distribution of chaplaincy posts across majority and minority groups. By also looking at the few parliamentary debates on the distribution of military chaplaincy posts the paper seeks to identify the policy rationale behind the two cases. In the conclusion, it will briefly address the French case where Jews, Muslims, and Protestants dispose of a comparatively large military chaplaincy that probably over-represents each group.

Guillaume Silhol (IEP d’Aix-en-Provence – CHERPA)

Administrer la religion : le cas de l’institutionnalisation du Service de l’enseignement de la religion catholique en Italie
Cette communication porte sur l’analyse sociologique du Service de l’enseignement de la religion catholique (Service IRC) de la Conférence épiscopale italienne (CEI), en tant que produit d’un processus de bureaucratisation religieuse. Il constitue un cas d’étude de la manière dont les pratiques du gouvernement du religieux recomposent des relations de pouvoir à travers la construction de la propriété d’un problème public de « culture religieuse ». Le Service IRC, issu de la différenciation progressive dès 1983 d’un secteur du Bureau national de catéchèse de la CEI, est chargé de l’administration des manuels et des « bonnes pratiques » de l’enseignement de la religion catholique, qui est une matière scolaire non-obligatoire. À partir d’une enquête sur la littérature grise, des archives et des entretiens semi-directifs avec des représentants de cette institution, il s’agit de montrer comment cette institution contribue à la différenciation historique de l’enseignement de la religion catholique vis-à-vis de la catéchèse et à sa gouvernementalité. Le Service IRC participe notamment à la production d’un discours de légitimation culturelle de la discipline scolaire de l’enseignement de la religion catholique des écoles élémentaires aux écoles secondaires publiques, ce qui le constitue comme une interface entre les diocèses italiens et le Ministère de l’Instruction. La spécialisation des carrières des agents du Service, et l’usage d’instruments de mesure statistique des « choix » des élèves en faveur du cours ainsi que la gestion des enseignants, différenciée selon les diocèses italiens, alimentent la logique de rationalisation de l’enseignement de la religion catholique.

The administration of religion: the case of the institutionalization of the Catholic Religious Education Service in Italy
This paper deals with a sociological analysis of the Catholic Religious Education Service (IRC Service) of the Italian Bishops Conference (CEI), which is the outcome of a process of religious bureaucratization. It is a case study of how the practices of the government of religion reshape relations of power through the construction of the ownership of a social problem of “religious literacy”. The IRC Service is the result of the gradual differentiation from a sector of the CEI’s National Bureau of Catechesis since 1983, and it deals with the administration of textbooks and “good practices” of Catholic Religious Education, which is a non-mandatory school subject. Based upon an analysis of grey literature, archives and semi-structured interviews with representatives of this institution, this paper tackles the impact of this institution to the historical differentiation between Catholic Religious Education and catechism, and to its governmentality. The IRC Service takes part in the production of a discourse of cultural legitimization of the non-mandatory school subject of Catholic Religious Education from elementary schools to secondary State schools, hence its position as an interface between Italian dioceses and the Ministry of Instruction. The specialization of careers of the agents of the Service, and the use of statistical instruments to measure the “choices” of students related to the school subject, as well as the management of teachers which is differentiated according to Italian dioceses, reinforce the logic of rationalization of Catholic Religious Education.

Mercredi 12 juillet 2017 9h00-13h00

AMIOTTE-SUCHET Laurent laurent.amiotte-suchet@unil.ch
ANCHISI Annick annick.anchisi@hesav.ch
BERTINA Ludovic ludovic.bertina@gmail.com
DAZEY Margot margot-dazey@hotmail.fr
FRÉGOSI Frank franckfregosi@sciencespo-aix.fr
GUIDI Diletta diletta.guidi@unifr.ch
MICHALOWSKI Ines ines.michalowski@wzb.eu
PICARD Alice alice.picard@sciencespo-rennes.fr
PORTIER Philippe philippe.portier@gsrl.cnrs.fr
SILHOL Guillaume guillaume.silhol12@gmail.com