le portail de la science politique française

rechercher

ST74

Le séminaire : un nouvel objet pour l’histoire des idées politiques

The Seminar: A New Topic for the History of Political Ideas

Responsables scientifiques
Sébastien Caré (Université Rennes 1/IDPSP) sebacare@gmail.com
Gwendal Châton (Université d’Angers/CJB) gwendal.chaton@free.fr

En France, l’histoire des idées a longtemps été une branche de la science politique guère soucieuse de s’interroger sur ses méthodes. En s’inspirant des innovations proposées à l’étranger, elle a récemment consenti un effort de réflexion salutaire sur ses approches et ses objets. Un consensus s’est ainsi rapidement formé autour d’un nouveau regard n’envisageant plus les idées politiques comme flottant dans l’éther de l’abstraction, mais imposant au contraire de les réinscrire dans leur contexte d’énonciation. Si cette perspective semble dorénavant largement partagée, sa mise en œuvre apparaît cependant souvent malaisée et peu probante. Il existe pourtant un espace curieusement négligé qui permet d’associer de manière féconde les analyses interne et externe : il s’agit du séminaire, un lieu où texte et contexte sont plus qu’ailleurs imbriqués.

Correspondant initialement au lieu de formation du personnel ecclésiastique, le séminaire désigne à partir du XVIIIe siècle, dans le monde germanique, une pratique académique spécifique qui se distingue de la leçon. Il s’exporte ensuite dans le système anglo-saxon avant de devenir l’un des traits caractéristiques de l’Université américaine. Introduit au début du XXe siècle en France, il y connaît une période particulièrement faste dans les années 1950-1970. Si le séminaire a pu connaître des modalités très variables selon l’époque et le lieu, plusieurs traits récurrents viennent néanmoins singulariser cette pratique. D’un point de vue formel, le séminaire consiste d’abord en un enseignement oral, dispensé par un ou plusieurs intervenants de manière régulière (à un rythme souvent hebdomadaire, pendant plusieurs mois, parfois pendant plusieurs années) face à un public restreint (de quelques personnes à plusieurs dizaines) souvent constitué à la fois d’étudiants et d’auditeurs libres. Dans son contenu, le séminaire correspond par ailleurs à un enseignement non diplômant qui n’obéit donc pas à un programme, mais qui vise plutôt la mise en discussion de recherches en cours. Ces différentes caractéristiques font du séminaire une pratique à part que Michel de Certeau voyait comme un « espace critique » aux marges de l’enseignement universitaire, et comme un « lieu de transit » où l’auteur et l’auditeur viennent pour sortir de leurs habitudes.

En se concentrant sur cette pratique intellectuelle totalement ignorée dans la littérature, cette section thématique aimerait, au travers d’une démarche inductive excluant l’élaboration a priori de principes méthodologiques, contribuer à sa manière au renouvellement contemporain de l’histoire des idées politiques. Pour ce faire, elle propose de mener une investigation qui prendra appui sur trois orientations.

Axe 1 – Un espace de production des idées politiques. Le séminaire se présente tout d’abord comme un lieu très singulier de production des idées, en raison aussi bien de la nature de l’enseignement qui s’y trouve délivré que des conditions matérielles de son déroulement. Ne suivant en général aucun programme imposé de l’extérieur, il consiste le plus souvent en l’exposé d’une recherche en train de se faire. Il s’agit ainsi « d’un travail au présent, sans recul, sans rétroactivité, sans protection, sans filet : d’une production, plus que d’un produit » (Roland Barthes). Le séminaire est donc comme la répétition de l’œuvre, ou encore sa « coulisse » (Michel de Certeau) d’où l’on peut guetter le mouvement hésitant de la réflexion et ainsi accéder à la genèse d’une pensée. Les conditions concrètes dans lesquelles se déroule le séminaire en font par ailleurs un lieu d’intersubjectivité, un espace de rencontre et d’échange entre l’auctor et son lector. L’auteur y est en effet plongé dans un dispositif très différent de celui de « l’écriture en chambre » : il est confronté aux réactions d’une audience qui n’est plus anonyme ni passive. Plus qu’un brouillon où l’auteur aurait déposé les ébauches de ses idées, le séminaire peut ainsi être envisagé comme un laboratoire d’expérimentation d’une pensée qui se cherche, comme une « fabrique » dont la singularité ne peut manquer d’engendrer des effets sur les biens intellectuels qu’elle produit.

Axe 2 – Un espace de transmission des idées politiques. Le séminaire peut ensuite être étudié comme une scène où les idées se transmettent selon des modalités spécifiques. Son étude offrira ainsi l’occasion de mettre à l’épreuve l’hypothèse de Randall Collins, selon laquelle c’est la nature des relations sociales nouées à l’intérieur d’une communauté, davantage que le contenu des idées véhiculées, qui constitue le critère pertinent pour distinguer entre elles les différentes « traditions » intellectuelles. Deux types idéaux proposés par Collins pourront ici guider la réflexion. La transmission verticale tout d’abord, apparaît caractéristique d’un rapport qui relie un « maître » à ses « adeptes » : on la rencontre dans des séminaires dont le charisme d’un leader est le ressort. C’est cette dynamique qui permet la constitution des « traditions loyalistes », centrées autour d’un fondateur héroïque et régies par une fidélité s’exerçant à travers la succession des générations de disciples. A l’inverse, la transmission horizontale semble caractéristique d’une relation se donnant pour but la confrontation réciproque des points de vue : elle explique l’émergence de « traditions impersonnelles » reposant avant tout sur des idées ou des méthodes, sans que des fondateurs ou des textes canoniques ne se révèlent décisifs aux yeux des participants. Michel de Certeau distinguait lui-même deux manières radicalement opposées de conduire un séminaire : l’une « didactique, suppose que le lieu est constitué par un discours professoral ou part le prestige d’un maître » ; l’autre « festive et quasi extatique, prétend produire le lieu par le pur échange des sentiments et des convictions ». Ces deux extrêmes dessinent ainsi un continuum sur lequel pourront être situés les différents cas empiriques envisagés.

Axe 3 – Un espace de structuration d’un collectif intellectuel et politique. En orientant la focale du côté des auditeurs, on peut enfin appréhender le séminaire comme un lieu privilégié de socialisation entraînant la formation de communautés intellectuelles, soudées par un corpus d’idées politiques plus ou moins homogène, par le partage de méthodes et/ou par l’allégeance commune à un « maître ». A cet égard, les interactions se déroulant in situ, pendant les séances, apparaissent moins importantes que toutes les connexions qui s’opèrent autour du séminaire lui-même : « l’avant » et surtout « l’après » séminaire jouent souvent un rôle central dans la construction de tels collectifs. C’est là encore une attention aux pratiques, voire aux rituels, qui permettra de comprendre les modalités des processus d’agrégation. En outre, la constitution d’un groupe passant aussi par l’élaboration de ses rapports avec son « extériorité », on pourra compléter l’analyse des logiques d’aimantation, qui rendent compte de la formation des écoles de pensée, par l’examen des logiques d’exclusion. Les débats sur l’« hérésie » ou l’« hétérodoxie » d’un membre ou d’une partie du groupe ouvrent sur l’étude, non plus de la formation, mais du maintien dans la durée d’une coalescence produite à l’occasion d’un séminaire.

It was long believed in France that the History of Political Ideas did not have to question its methods. Taking into account the research conducted abroad in the last few decades, this discipline recently made a welcome effort to reflect on its approaches and topics. In the literature that now deals with these epistemological issues, a form of consensus seems to have been reached: since political ideas do not float freely, grasping them implies avoiding the pitfall of a purely abstract analysis, instead locating them in their specific contexts. If this project seems now widely shared, its implementation remains disappointing. There is nevertheless a neglected area where the internal and the external analysis may meet, namely the proposed research seminar where text and context are embedded. Focusing on an intellectual practice that remains curiously ignored, and following an inductive approach excluding any a priori method, this workshop would make a distinctive contribution to the contemporary renewal of the History of Political Ideas. To do so, it proposes to structure the research around three main axes.

Axis 1 – A space for the production of political ideas. The first way to see the seminar is as a factory of ideas. This is partly due to the specificity of the teaching it delivers. Following no programs imposed from the outside, it enables a presentation of current research. As Roland Barthes puts it, the seminar is “a work in the present time, without hindsight, without protection, without safety net: it is a production more than a product.” The seminar can thus be considered as the rehearsal of a work – or its “backstage” (Michel de Certeau) – where one can scrutinize the often-faltering movement of the author’s thought and explore its genesis through its bifurcations or wanderings. The concrete conditions under which a seminar is deployed also make it an intersubjective place for dialogue and exchange between the auctor and her lector. The author is plunged into a setting that is completely different than the solitary act of writing. She is faced with and audience that is not anonymous nor passive. More than a simple draft where the author would have recorded the sketch of her ideas, the seminar can be analysed as an experimental laboratory of thought in search of itself, simultaneously exposed to the test of discussion.

Axis 2 – A place for the transmission of political ideas. Secondly, the seminar can be regarded as a place where political ideas are transmitted under specific terms. In this respect, this study will offer an opportunity to test Randall Collins’s hypothesis that it is the nature of social relationships within a community, more than the content of ideas, that constitutes the relevant criterion for the distinction of the different intellectual “traditions”. Two ideal-types proposed by Collins could guide the discussion. First, the vertical transmission expresses a relationship between a charismatic “Master” and his “followers”. This dynamic fosters the constitution of the “loyalist traditions” that are centred around a heroic founder and governed by a principle of loyalty to her. Conversely, the logic of horizontal transmission is not aimed at producing disciples; instead it is a meeting place for different points of views. This dynamic explains the emergence of “impersonal traditions” based on ideas or methods that do not require the existence of any founders. These two extremes draw a continuum in which the different empirical cases could be situated.

Axis 3 – A place for the constitution of political communities. By adjusting the focal towards the auditors, one can finally examine the seminar as a privileged forum for socialisation that encourages the constitution of communities unified by political ideas, by methods or simply by a common allegiance to a Master. In this respect, interactions during the session seem less important than the relationships that weave before or after the seminar itself. Particular attention needs to be paid to practices and rituals in order to understand the process of social aggregation. Since the constitution of a group also involves reflexion on its relations with its “exteriority”, the logics of exclusion should be considered. The debates about “heresy” or “heterodoxy” of one or several members led to consider, not only the formation, but also the maintenance over time of a coalescence formed during a seminar.

Axe 1/ Séminaires d’hérétiques consacrés et constitution d’écoles de pensée : Trois études de cas

Olivia Leboyer (PACTE/IRSEM), Enquête sur un manuscrit de notes prises au séminaire d’Auguste Comte au Palais- Cardinal de 1849 à 1851
Télécharger la communication

Jean-Louis Fabiani (EHESS/CESPRA, Central European University of Budapest), Le séminaire de Sociologie des œuvres de Pierre Bourdieu : élaboration conceptuelle et internationalisation du capital
Télécharger la communication

Arnauld Leclerc (Université de Nantes/DSC), Vers une théorie communicationnelle de la société : les séminaires de Jürgen Habermas et Jean-Marc Ferry comme outils d’élaboration conceptuelle

Axe 2/ Le séminaire comme vecteur d’hétérodoxie : Le renouveau des idées marxistes et libérales dans l’après Mai 68

Christelle Dormoy-Rajramanan (CRESPPA-CSU), L’enseignement de l’histoire du mouvement ouvrier à Vincennes dans les années 1970. Une contribution collective à la production-diffusion d’idées politiques « de gauche »
Télécharger la communication

Antoine Aubert (CESSP), Une production souterraine d’idées politiques : les séminaires marxistes au cours des années 1980
Télécharger la communication

Emmanuel Monneau (CURAPP-ESS), Le séminaire Aftalion : expérience majeure d’économie critique de la seconde moitié du XXème siècle
Télécharger la communication

Olivia Leboyer (PACTE/IRSEM)

Enquête sur un manuscrit de notes prises au séminaire d’Auguste Comte au Palais- Cardinal (1849-1851)
En octobre 2016, au terme d’un travail conjoint entre la Maison d’Auguste Comte et le Centre d’Histoire de Sciences Po (mené par Laurent Fedi, Michel Bourdeau et moi), Droz publie un manuscrit inédit de notes prises par un auditeur du cours donné par Auguste Comte au Palais-Cardinal entre 1849 et 1851 sur l’histoire de l’Humanité. La découverte de ce manuscrit, dans le Fonds Parodi, nous a conduits à mener une série d’enquêtes pour déterminer l’identité du ou des scripteurs : César Lefort, disciple positiviste belge, d’origine modeste, la date précise (1849), ainsi que la circulation du manuscrit. L’examen de la correspondance d’Auguste Comte nous a également permis de saisir les liens d’amitié intellectuelle, de tensions ou de disputes irréconciliables entre le philosophe et ses disciples. Le texte, laboratoire d’idées et de projets, fait entendre la voix de Comte. Professé devant un petit cercle d’auditeurs, qui comptait des intellectuels mais aussi des prolétaires, le séminaire de Comte est d’autant plus intéressant à étudier qu’il a lieu en marge de l’Université. La composante mystique du positivisme fait de ce séminaire un objet d’analyse singulier, entre le cercle intellectuel et la secte religieuse. Le fonctionnement de la Maison d’Auguste Comte, dont les membres sont universitaires, est également intéressant : il s’agit de s’interroger sur les liens entre certaines intuitions de Comte, en science notamment, et notre temps.

Inquiry on an unpublished manuscript of notes taken in the Auguste Comte’s seminar in the Palais Cardinal (1849-1851)
In October 2016, a collective work of the Auguste Comte’s House and Sciences Po’s Center of History (realized by Laurent Fedi, Michel Bourdeau and me) has led to the publication of a manuscript of notes taken by a hearer of the Auguste Comte’s lesson on the history of humanity in the Palais Cardinal. Discovering this manuscript in the Parodi Fund, we conducted a serie of inquiries to determine the scriptor’s identity, César Lefort, a Belgian positivist disciple; the precise datation (1849); and the manuscript’s circulation. The analysis of Comte’s letters has let us understand the links of intellectual friendship, tensions or irreconcilable controversies between Comte and his disciples. The text constitutes a laboratory of ideas and it let us hear Comte’s own voice. Professed in front of a little circle of hearers, including intellectuals but also workers, the seminar’s study is all the more interesting as it took place in the marge of University. The mystic component of positivism makes this seminar appear as a strange object, between the intellectual circle and the religious sect. It is also interesting to examine how the Auguste Comte’s House, which all members are academic ones, works: it aims at analysing some Comte’s intuitions, especially scientific ones, confronted to our modern societies.

Jean-Louis Fabiani (EHESS/CESPRA, Central European University of Budapest)

Le séminaire de Sociologie des œuvres de Pierre Bourdieu : élaboration conceptuelle et internationalisation du capital
Invité par le département de sciences sociales de l’Ecole normale supérieure à tenir un séminaire bimensuel au début des années 1970, dans un contexte où la philosophie althussérienne règne sans partage, Pierre Bourdieu s’efforce de renforcer la solidarité de son équipe, mais aussi d’attirer à lui quelques normaliens et d’inviter des grands noms étrangers venus principalement d’autres disciplines (E.P. Thompson, R. Hoggart, R. Williams, E. Castelnuovo notamment). En s’appuyant sur quelques archives et des entretiens, on s’efforce d’analyser les propriétés d’un espace d’élaboration conceptuelle unique, dans la mesure où il est doté de fonctions critiques à l’égard de l’institution même qui l’héberge.

Pierre Bourdieu’s Sociology of Œuvres Seminar: conceptual elaboration and internationalization of scientific capital
Invited by the Department of Social Sciences at the Ecole normale supérieure to hold a bimonthly seminar in the early 1970s, in a context shaped by the absolute domination of Althusserian philosophy, Pierre Bourdieu tries to strengthen his team solidarity, but also to attract a few « normaliens » students and to invite top notch foreign scholars mostly coming from other disciplines (e.g. E.P. Thompson, R. Hoggart, R. Williams, E. Castelnuovo). Drawing on archives and interviews, this presentation aims to analyze the properties of a unique space of intellectual elaboration, insofar as it is provided with a critical function with respect to the very institution that hosts it.

Arnauld Leclerc (Université de Nantes/DSC)

Vers une théorie communicationnelle de la société : les séminaires de Jürgen Habermas et Jean-Marc Ferry comme outils d’élaboration conceptuelle
Cette communication explore le rôle joué par la forme séminaire au sein de l’œuvre des philosophes contemporains de la communication que sont Jürgen Habermas et Jean-Marc Ferry. En particulier, elle interroge le rôle du séminaire du jeudi de Starnberg dans les bifurcations intellectuelles majeures suivies au cours des années 1970 et conduisant à formuler la « théorie de l’agir communicationnel » en 1981. De même, le séminaire du jeudi de la Chaire de philosophie de l’Europe entre 2011 et 2017 a été l’occasion d’inflexions et de propositions nouvelles, par exemple sur la lecture de la crise de l’euro. Cette recherche montre que le séminaire se situe au cœur de processus d’édification d’une œuvre théorique majeure, à la fois parce qu’il est le lieu où se forge une lecture communicationnelle de la société qui précède les publications et parce qu’il est en lui-même un lieu d’échange argumentatif permettant d’activer un réseau dense de chercheurs contribuant à la formation et à la reconnaissance de l’œuvre. Au-delà, il est un « atelier de fabrication intellectuelle » qui constitue une loupe permettant de saisir le processus de confrontation des idées, des visions, de tester et valider des hypothèses et finalement d’édifier une cohérence systémique pour une théorie communicationnelle de la société. Pour le chercheur, pénétrer dans cet atelier qu’est le séminaire permet de reconstruire de manière fine la rationalité interne d’une œuvre et de son déploiement.

Christelle Dormoy-Rajramanan (CRESPPA-CSU)

L’enseignement de l’histoire du mouvement ouvrier à Vincennes dans les années 1970. Une contribution collective à la production-diffusion d’idées politiques « de gauche »
Si l’histoire des idées a tendance à privilégier des approches individualo-centrées, selon la tradition de l’étude des grand.e.s auteur.e.s et de leur œuvre, la prise en compte des interactions qui peuvent se nouer dans le cadre des séminaires au cours desquels ils ont à la fois élaboré et diffusé leur pensée ouvre l’échelle d’analyse à une dimension plus collective. Ce sera plus encore le cas ici avec l’étude des séminaires non pas d’un individu mais d’un groupe, celui constitué de la majeure partie des enseignants du département d’histoire de l’université de Vincennes-Paris 8, au cours des années 1970. Dans ce contexte historique marqué par une forte politisation, a fortiori dans cette enclave universitaire « expérimentale » investie par nombre de militants de « gauche » et de penseurs « critiques », ce département a largement été conçu et dédié à l’enseignement de l’histoire du mouvement ouvrier et des pensées qui l’ont alimenté, dans un but de pédagogie militante. Il s’agit donc d’étudier cette offre collective d’enseignement en tant que contribution à la fois savante et politique à l’histoire des idées politiques. A partir d’archives, d’une prosopographie des enseignants, de données statistiques sur les étudiants et de témoignages de première et de seconde main, je montrerai comment ce système de séminaires a pu s’apparenter à un espace de production collective d’une pensée politique critique et de sa transmission auprès un public étudiant particulier.

Teaching the working-class movement in Vincennes during the 1970s. A collective contribution to the production and diffusion of « the left’s » political ideals
Following a long tradition that studies “great” authors and their masterpieces, research in the history of ideas has had the tendency to privilege individualist approaches on this subject. But taking into account the interactions that took place in the spaces, such as seminars, where these intellectuals elaborated and diffused their ideas allows us to see a more collective dimension in the elaboration and transmission of these ideas. This presentation will address the role played by such collective dimension using the case of seminars led by the faculty in the history department at the university of Vincennes-Paris 8 during the 1970s. In this historical context characterized by strong politicization, a fortiori in this “experimental” university invested by many “leftists” and critical thinkers, the history department was conceived for, and dedicated to, the teaching of the history of the working-class movement and the study of the ideas that nurtured it. The goal is to study these collective forms of teaching as both intellectual and political contributions to the history of political thought. Using archival material, a prosopography of the teachers, as well as statistical data on the students, and first and second hand testimonies, I will show how this system of seminars appears as a space of collective production of critical political thought and of its transmission to a particular student population.

Antoine Aubert (CESSP)

Une production souterraine d’idées politiques : les séminaires marxistes au cours des années 1980
Les années 1980 sont traditionnellement décrites, en ce qui concerne l’histoire des idées politiques, comme celles de l’effondrement des espérances révolutionnaires portées par les marxismes. Les raisons internes, qu’elles soient théoriques ou politiques, sont alors mises en avant pour expliquer cette crise. Parallèlement, c’est l’ensemble du champ intellectuel qui se transforme considérablement, que l’on pense à l’effondrement d’éditeurs militants comme Maspero ou à la fin de l’expérience vincennoise en 1980. Plus globalement, c’est la société elle-même qui semble sortir d’un « âge d’or des luttes ». Pourtant, si un certain nombre d’intellectuels révolutionnaires se déplacent alors vers la droite du champ politique, nombreux restent, encore, attachés à un engagement politique radical et à la figure de Marx. Cette communication entend défendre l’idée que l’analyse comparative de différents séminaires marxistes qui se sont tenus dans les années 1980 est particulièrement pertinente pour saisir en quoi la décennie 1980 est celle du renouvellement des idées révolutionnaires alors en pleine crise. En effet, alors qu’il devient de plus en plus difficile de publier des livres politiques, le déplacement de la focale vers les espaces de production restreints que sont les séminaires permet de comprendre les renouvellements et les hybridations de la tradition marxiste. Mêlant analyses d’archives et enquête de terrain, il s’agit ainsi de montrer ce qui caractérise et oppose les séminaires de Georges Labica, Miguel Abensour, Antonio Negri et Jean-Marie Vincent ou, encore, ceux de Félix Guattari. On voit alors se dessiner non seulement des oppositions politiques durables héritées des années 68 mais aussi des espaces d’échanges qui vont être, quelques années plus tard, à l’origine de la création de revues importantes comme Actuel Marx, Futur Antérieur, Chimères ou encore Tumultes.

An Underground Production of Political Ideas: Marxist Seminars in the 1980s
The 1980s are traditionally described, regarding the history of political ideas, as the collapse of the revolutionary hopes driven by Marxisms. Internal reasons, whether theoretical or political, were put forward to explain this crisis. Simultaneously, it is the whole intellectual field that is transforming considerably. Let’s think about the collapse of radical publishers as Maspero or the end of the Vincennes experience in 1980. More generally, it is society itself which seems to emerge from a « golden age of struggles ». Yet, if a certain number of revolutionary intellectuals move to the right of the political field, many still remain attached to a radical political commitment and to Marx’s reference. This paper intends to defend the idea that the comparative analysis of various Marxist seminars held in the 1980s is particularly relevant in order to grasp how the 1980s were a moment of marxists’ideas replenishment. Indeed, while it is becoming increasingly difficult to publish political books, the shift of the analytic scale from global production to seminars allows us to understand the renewals and hybridizations of marxist tradition. Mingling archives and interviews, it is thus necessary to describe what characterizes and opposes the seminars of Georges Labica, Miguel Abensour, Antonio Negri and Jean-Marie Vincent or even those of Félix Guattari. We can see the political oppositions inherited from the years 68 but also spaces of exchange that will be, some years later, at the origin of the creation of important journals like Actuel Marx, Futur Antérieur, Chimères or Tumultes.

Emmanuel Monneau (CURAPP-ESS)

Le séminaire Aftalion : expérience majeure d’économie critique de la seconde moitié du XXème siècle
Le contexte scientifique et disciplinaire propice des années 1960 en France a vu la création par des jeunes économistes d’au moins trois séminaires de recherche en sciences économiques (le séminaire Say, le séminaire Aftalion et le séminaire Goetz-Girey). L’enquête sur le séminaire Aftalion (1963-1974), créé sous l’impulsion de Dominique Taddeï avec le soutien d’Henri Guitton et s’appuyant sur un projet académico-politique d’une économie critique « de gauche », montre que celui-ci a constitué un moment fondateur dans la socialisation au monde académique pour une grande proportion des économistes critiques formés dans les années 1960 et au début des années 1970. Au regard de sa réussite disciplinaire relative, ainsi que de la notoriété et des positions dominantes acquises dans le champ politique et académique par une forte proportion de ses participants, le séminaire Aftalion tient une place importante dans l’histoire de la science économique française. De par son mode de fonctionnement (séminaire central, groupes de recherche et collégialité), le séminaire Aftalion constitue également une illustration des transformations de l’organisation de la recherche universitaire qui se sont produites à l’orée des années 1970. Il annonce aussi clairement les thèmes centraux (croissance, monnaie, économie internationale, économie industrielle, histoire de la pensée économique et épistémologie économique) qui ont occupé l’économie critique française des décennies suivantes.

Aftalion Seminar (1963-1974)
The appropriate scientific and disciplinary context of the 1960s in France saw the creation by young economist of at least three research seminars in economics (the Say seminar, the Aftalion seminar and the Goetz-Girey seminar). The investigation of the Aftalion seminar (1963-1974), created under the impulse of Dominique Taddeï with the support of Henri Guitton on the basis of an academic-political project of a « left » critical economy, shows that it was a founding moment in the socialization at the academic world for a large proportion of the critical economists trained in the 1960s and early 1970s. Given its relative disciplinary success as well as the notoriety and dominant positions acquired in the political and academic field by a large proportion of its participants, the Aftalion seminar holds an important place in the disciplinary history of French economic science. The organisation of the Aftalion seminar (a central seminar, research groups and collegiality) is also an illustration of the transformations in the organization of the university research that took place at the beginning of the 1970s. This seminar also clearly announces the central subjects (growth, currency, international economics, industrial economics, the history of economic thought and economic epistemology) which had occupied the French critical economy of the following decades.

Mardi 11 juillet 2017 9h00-13h00

AUBERT Antoine antoine.aubert21@gmail.com
CARE Sébastien sebacare@gmail.com
CHATON Gwendal gwendal.chaton@free.fr
DORMOY-RAJRAMANAN Christelle cridoraj@gmail.com
LEBOYER Olivia olivia.leboyer@wanadoo.fr
LECLERC Arnauld arnauld.leclerc@univ-nantes.fr
MONNEAU Emmanuel manu_monneau@hotmail.com
FABIANI Jean-Louis jean-louis.fabiani@ehess.fr