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Responsables scientifiques
Dominique Linhardt (CNRS – LIER-IMM) dominique.linhardt@ehess.fr
Cédric Moreau de Bellaing (École normale supérieure – LIER-IMM) cedric.moreau.de.bellaing@ens.fr
Le lundi 16 novembre 2015, François Hollande a débuté son discours devant le Congrès en affirmant : « La France est en guerre », en référence aux attentats commis à Paris et à Saint-Denis trois jours auparavant. Ces propos, martiaux, ont trouvé des équivalents dans la bouche du Premier ministre Manuel Valls, du grand prétendant à la primaire de droite Alain Juppé et de bien d’autres responsables politiques. Cette quasi-unanimité n’a néanmoins pas empêché que de nombreuses voix, d’intellectuels, d’universitaires, d’autres hommes politiques, soient venues contester cette sentence, faisant valoir la nécessité de lutter contre les actes terroristes avec les armes du droit pénal et non avec ceux que réclamerait effectivement une situation guerrière.
Cet exemple, qui appartient à l’actualité la plus récente, constitue l’indice d’une incertitude désormais récurrente quant à la catégorisation de certaines formes actuelles de violence, qui semble procéder d’une mise à mal de la division canonique entre la guerre et le crime qui s’était historiquement imposée depuis près de deux siècles. Or cette incertitude catégorielle constitue un défi pour les sciences sociales du politique, dès lors que le partage tendanciel, mais réel entre guerre et crime, fondant les critères de jugement et de compréhension des conflits qui ont eu cours depuis le XIXe siècle, a consubstantiellement accompagné l’émergence des formes des ordres politiques modernes.
Au cours du long XIXe siècle, une conception particulière de l’ordre juridico-politique s’est imposée, déterminant la façon dont les violences qui s’y manifestent sont envisagées. Cette conception est indexée à l’existence d’États souverains et à la distinction fondamentale entre la nature des rapports politiques internes aux sociétés qu’ils forment et celle des rapports externes que les États entretiennent avec les autres États. Il découle alors de ce cadre binaire que les violences ont tendu à être ramenées à deux types idéaux distincts. D’une part, les violences commises hors des frontières ont graduellement été requalifiées en violences de guerre, dirigé contre un ennemi considéré, par définition, dans son extériorité au collectif politique, relevant de logiques stratégiques et tactiques proprement militaires, exercées par des configurations institutionnelles spécifiques et devant se tenir au respect, cette fois, d’un droit de la guerre en cours d’élaboration et qui trouvera une formulation aboutie avec les conférences de La Haye en 1899 et en 1907 (Walzer, 1977). D’autre part, les violences commises à l’intérieur des États-nations ont été redéfinies comme étant criminelles, entendues comme des formes de déviance de certains membres de la société devant être remis sur le chemin de la citoyenneté par l’action simultanément coercitive et corrective menée par des institutions spécialisées, elles-mêmes en cours de formation et de différenciation d’avec les traditionnelles incarnations de la violence étatique, les forces armées (Deluermoz, 2012 ; Houte, 2010 ; Lignereux, 2008). Ces violences criminelles, qu’un nouveau savoir né à cette période, la criminologie, essaie de saisir en tant que violences faites au corps social, sont alors redevables de poursuites judiciaires organisées par un domaine particulier du droit, le droit pénal (Lenoël, Lascoumes et Poncela, 1989).
De la sorte, guerre et crime constituent deux catégories historiquement produites qui accompagnent l’affermissement des États-nations européens. En outre, cette démarcation entre l’intérieur et l’extérieur de l’État, entre la guerre comme rapport externe et le crime comme rapport interne, entre l’ennemi agissant de l’extérieur et le criminel agissant de l’intérieur, a fondé une série de dichotomies dérivées qui renvoient à l’existence de deux genres de menaces de violence et à celle de formes de droit qui leur sont attachées : États et organisations criminelles, armées et polices, droit de la guerre et droit pénal, militaires et civils, sécurité et stratégie, front et frontière, etc.
Ce partage est tendanciel ; il n’est de ce point de vue ni achevé ni accepté de tous. De fait, de nombreux espaces se soustraient à cette homogénéisation : la colonisation (Blévis, 2013), le traitement réservé à la Commune (Tombs, 2016) ou la peine de mort (Sarat et Culbert, 2009) en sont des preuves éclatantes. Mais l’existence de ces espaces de friction, se trouvant en excès du partage entre guerre et paix, ne peut empêcher le constat d’un mouvement progressif, à l’échelle européenne, vers la spécification toujours plus précise et codifiée de ce qui relève de la paix et ce qui relève de la guerre. À l’inverse, ces configurations ont – très – progressivement été perçues comme problématiques, précisément parce qu’elles ont été graduellement comprises comme des poches d’exception se soustrayant au progrès civilisationnel (après avoir été justifiées au nom du même progrès).
Or un siècle plus tard, tout se passe comme si cette tendance partitive s’était inversée. Il existe aujourd’hui une bibliographique pléthorique portant sur les « nouveaux » conflits et qui constitue un indice de ce retournement (Kaldor, 2006 ; Krahmann, 2005 ; Münkler, 2003 ; Snow, 1996 ; Garland, 2001 ; Gros 2005 ; Harcourt, 2007). Le diagnostic de la nouveauté que ces travaux posent est systématiquement formulé à propos de configurations violentes que les auteurs ne parviennent pas à décrire adéquatement avec les registres de la paix et de la guerre. Un autre pan de la littérature sur les conflits violents, notamment en anthropologie, est certes venu proposer un effort contraire d’intelligibilité de ces configurations, en les réinscrivant dans des processus sociaux et historiques dont elles ne seraient en réalité que de simples avatars parés d’atours inédits (Duffield, 2001 ; Reyna, 2009 ; Richards, 2004). Logiquement, ces travaux ont tendance à minimiser le degré d’aboutissement du partage entre guerre et paix afin de réinscrire les configurations actuelles dans des séries historiques qui les éclairent. Ils indiquent, en particulier, que la guerre n’a jamais été réellement expulsée des espaces réputés pacifiés. Mais aujourd’hui, la certitude que les conflits actuels sont nouveaux, parce que se soustrayant – au moins partiellement – à la codification binaire entre violences guerrières et violences criminelles s’est imposée comme problème public et scientifique.
Il apparaît dès lors crucial de disposer d’enquêtes empiriques qui documentent les multiples manières par lesquelles cette dissociation s’est opérée, tout autant que les résistances que ce partage tendanciel a rencontrées. Dans ce cadre, les propositions soumises à la ST pourront s’inscrire dans une triple perspective : 1°) les formes de la distinction entre violence criminelle et violence guerrière ; 2°) les manifestations de l’incomplétude de ce partage en dépit de l’existence de la norme ; 3°) la mise en cause de la norme. Plusieurs domaines seront particulièrement privilégiés : les lieux de formation du partage entre guerre et crime, d’abord : institutions policières, gendarmiques et judiciaires tributaires (tout autant que promotrices) de ce partage, transformations du droit, spécifiquement des dispositifs dérogatoires ou d’exception, émergence de nouveaux savoirs professionnels, rôle performatif d’une partie des sciences sociales en la matière. De la même manière, les lieux de friction mettant à l’épreuve ce partage binaire (en particulier les phénomènes de terrorisme, d’insurrections ou encore de contrôle des étrangers) qui sont, corrélativement, des lieux où se donnent à voir des formes de révision dans la forme que prend le clivage, constitueront un point d’intérêt central pour la section thématiques.
On Monday 16th, 2015, before the special session of Congress, French President François Hollande claimed that the terrorist attacks that took place three days before in Paris were acts of war. In response, several legal scholars went forward to insist those acts be considered as crimes and their perpetrators be prosecuted under the law. This example, taken among many, illustrates the recurring uncertainty a growing number of actors meet when trying to categorize certain forms violence.
Along the XIXth century, a particular conception of the legal-political order took shape in European nation-states. It relied on the idea that the very existence of sovereign states depended upon the firm distinction between the domestic and the external realms. More specifically, it implied that forms of violence would be distinguished between violence of war – directed at an outside enemy, exercised by special institutions, according to the emerging laws of war – and civilian violence – committed by members of society and therefore subjected to simultaneously coercive and corrective actions by another set of specialized institutions, following the rules and procedures constituting a special domain of the law: criminal law. The result was that war and crime tended to form two clearly distinctive categories. And although this tendency was resisted in places, such as colonial possessions, this resistance was progressively perceived as problematic and gradually came under criticism as contradictory to the progress of civilization.
A century later, it looks as if this tendency toward partition has been reversed. The fact that, in the past twenty years, so many scientific books and articles have been investigating the new forms of conflict – systematically focusing on situations of violence which cannot be adequately described in the repertoires of war and peace – is in itself a sign of this possible shift. At the same time, others claimed that the same seemingly novel situations should be understood as varieties of long standing social and historical processes. But the tendency of contemporary conflicts to escape – at least partially – the binary division between violence of war and criminal violence nonetheless became a public and scientific issue.
We argue that it is crucial to investigate both the historical process of dissociation and its possible undoing in the contemporary period. The proposals for the panel may adopt and discuss three different angles: 1) the different forms of distinction between violence of war and criminal violence; 2) the non-fulfillment of this distinction in spite of the existence of the norm; and 3) the questioning and contesting of the norm. We will explore the different institutions both promoting and embodying the distinction, as well as the places and moments where and when the binary division is challenged and therefore reconfigured.
REFERENCES
Blévis Laure, « La situation coloniale entre guerre et paix. Enjeux et conséquences d’une controverse de qualification », Politix, n° 104, 2013, p. 87-104.
Deluermoz Quentin, 2012, Policiers dans la ville. La construction d’un ordre public à Paris (1854-1914), Paris, Publications de la Sorbonne.
Duffield Mark R., 2001, Global Governance and the New Wars: The Merging of Development and Security, London, Zed Books.
Garland David, 2001, The Culture of Control: Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford, Oxford University Press.
Gros Frédéric, 2005, États de violence : essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard.
Harcourt Bernard, 2007, Against Prediction. Profiling, Policing and Punishing in an Actuarial Age, Chicago, University of Chicago Press.
Houte Arnaud-Dominique, 2010, Métiers de gendarmes au XIXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Kaldor Mary, 2006, New and Old Wars, 2nd ed., Cambridge, Malden (MA), Polity Press.
Krahmann Elke ed., 2005, New Threats and New Actors in International Security, New York, Palgrave Macmillan.
Lascoumes Pierre, Poncela Pierrette et Lenoël Pierre, 1989, Au nom de l’ordre. Une histoire politique du code pénal, Paris, Hachette.
Lignereux Aurélien, 2008, La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859), Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Münkler Herfried, 2003, Les guerres nouvelles, traduit de l’allemand, Paris, Alvik.
Reyna Stephen, « Taking Place: “New Wars versus Global Wars », Social Anthropology, 17 (3), 2009, p. 291-317.
Richards Paul, No Peace, No War: Anthropology of Contemporary Armed Conflicts, Athens, Ohio U. Press, 2004.
Sarat Austin et Culbert Jennifer Louise éd., 2009, States of Violence: War, Capital Punishment, and Letting Die, Cambridge, Cambridge University Press.
Snow Donald M., 1996, Uncivil Wars: International Security and the New Internal Conflicts, Boulder, Lynne Rienner Publishers.
Tombs Robert, Paris, bivouac des révolutions : la Commune de 1871, Paris, Libertalia, 2016.
Walzer Michael, 1977, Just and Unjust Wars: A Moral Argument with Historical illustrations, New York, Basic books.
Axe 1 / Construction historique du partage entre crime et guerre et ses points de résistances
Arnaud Dominique Houte (Université Paris–Sorbonne – CRHXIX), Cultures et pratiques militaires dans la gendarmerie du XIXe siècle
Thomas Hippler (IEP de Lyon – Triangle), Guerre nationale et guerres coloniales
Axe 2 / Brouillages du partage entre crime et guerre et efforts de clarification
Jacobo Grajales (CNRS – CERAPS), Faire l’expérience simultanée de la paix et de la guerre en Colombie
Alexandre Rios-Bordes (IMM-LIER), L’émergence de la sécurité nationale aux Etats-Unis entre subversion des catégories de guerre et de crime et formulation d’un nouvel arrangement
Philippe Bonditti, Janis Grzybowski (UCL – ESPOL), Inside Out and Outside In. La distinction guerre/crime à l’épreuve des recompositions contemporaines de la modernité politique
Lundi 10 juillet 2017 13h30-17h30
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GRAJALES Jacobo jacobo.grajaleslopez@univ-lille2.fr
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